Note
de la revue : « Les professeurs expliquent les poèmes ;
ceux qui les écrivent auraient sans doute quelque chose d'autre
à en dire. (...) ...à de certains moments, on
évoque une émotion fondatrice, ce rien qui était
une évidence bouleversante, cette réponse qui reste une
énigme. C'est cela que j'espérais recueillir chez
quelques poètes. » (Jean Le Boël)
Le camp
12
Le camp 12
Tard dans l’après-midi, à la fin d’un de ces banquets qui
réunissaient à dates fixes toute la parentèle, les
oncles de la ville et ceux des champs, autour de la longue table
envahie par les blancs-mangers : revenant à l’improviste de la
colline où l’on s’était un moment échappé,
une voix sourde filtrant par la porte entrebâillée nous
arrête. Elle se tait devant nous, mais le peu que nous avons
deviné nous saisit. Il y est question d’une montagne sauvage, de
grottes, d’avions, de puits comblés, et d’un jeune homme
arrêté dans sa fuite. Deux balles sur place, dans un repli
des falaises, à un jet de pierre de chez lui. Un jour, on
découvre sa photo dans un album : un visage au nez aquilin, au
front haut, aux cheveux frisés, celui de tous les hommes autour
de soi. Et l’on est un instant l’orphelin du Rivier.
Plus tard, s’il arrivait qu’une montagne paraisse entre les
fenêtres grillagées du lycée, obscurcissant de son
éclat les pages du Lagarde et Michard où je progressais
en silence, rien ne pouvait me retenir de gagner d’un bond le Vercors.
Là-haut, dans les forêts épaisses, les traces des
combats s’étaient effacées sous des ruines folles. Mais
les francs-tireurs, tout ce peuple de simples gens dissimulés
sous un nom de campagne, ceux que les manuels exaltaient en prose et en
vers mesurés, devenus héros et martyrs, un peu de leur
sang s’attardait dans le mien. Le chef des maquis se cachait sur un
banc à mes côtés, ferme et clément, comme
à la cime du désert, ennobli par l’anonymat, lesté
de cette gravité que son petit-fils perpétuait
au-delà du désastre. Un jour, moi aussi, il faudrait que
j’en fasse mon bien.
Quinze ans passent, l’idée ne vous quitte pas. Un jour, par jeu
ou par défi, on aventure quelques mots : Je
chante les larmes... Et dix
années durant, assis devant un mur, une carte des montagnes sur
les genoux, et les Coutumes
de Guigues le Chartreux, on parcourt en tous sens le désert : de
grandes forêts qui varient comme l’humeur, des gorges, des
lapiaz, des neiges silencieuses. Poursuivant un sens qui
échappe. Le chant qui naît dans l’effort peut moins,
peut-être, que la simple énumération des
êtres et des lieux : Hervieux,
Clément, Vassieux... Mais les souvenirs
s’évanouissent peu à peu. Hormis les vieilles gens des
collines, qui peut-être baissent encore la voix à l’heure
du pousse-café, nul ne s’émeut plus au bruit des noms. Et
bientôt tout sera perdu. On s’obstine donc, macérant dans
la pénombre, sacrifiant à une rêverie puissante la
meilleure part de sa vie.
Enfin, deux minces livres jetés sur la table, un chancre
dévorant arraché du corps, on croit être
délivré du passé et libre de
célébrer le monde. Pourtant, des années plus tard,
attablé à un banquet où tous les sentiments sont
conviés, laissant par inadvertance les doigts courir sur le
clavier, des spectres remontent du fond des années, hâves,
le cuir racorni, éternisés comme les momies des caves
palermitaines : Ils dorment dans un
carré de vent... On franchit à nouveau le Drac,
allant où l’on ne veut pas, les pentes de Lans, d’Ambel, des
sentiers étroits perdus dans les roches, retrouvant au-dessus,
dans les prés de gentianes, le grand ciel de l’enfance : et l’on
rejoint en esprit les hommes du Camp 12.
Ils
courent à jamais
dans un carré de vent
Les genoux brisés les
yeux perdus au-delà
D’Ambel un nom ingrat au cou
entortillé
D’un fil de fer dont les
lettres s’écaillent
Et peu à peu ils tombent
en poussière Nous
Des saisons
légères nous ont emportés
Et nous allons sans attache
Réconciliés
Depuis longtemps avec le monde
Pourtant
Levant parfois les yeux vers
cette alpe oubliée
La mélancolie nous
déchire Et un jour
Niant quarante ans d’un demi
vers Je chante
Les larmes... nous prenons le
chemin d’en haut
Ivres du vent et des herbes
amères
Et sur ces monts pressés
où l’aile des oiseaux
N’atteint pas nous les
rejoignons enfin
Mais comment s’accorder
à ce qui n’est pas
Sources prés naïfs
hérissés de gentianes
Ciels sans tain Ils ne
trouveront pas en nous
Le salut C’est pourquoi tant
d’années
Nous avons serré dans
nos cœurs le secret
Et que le chant toujours se
divise et s’égare...
Le banquet (à paraître)
Berlin 38
Presque au même moment, retrouvant une vieille photographie, un
autre se souvenait de sa lignée perdue dans l’est. Une image
exiguë où, flottant dans la lumière qui mange ses
traits, un homme peine à exister. Au dos, un lieu et une date
sont tracés au crayon. Au-delà du Rhin, qui bientôt
ne serait plus qu’un fleuve intérieur, une frontière pour
les animaux des champs, des hommes éprouvaient les premiers le
mal qui allait se répandre. Feuilleter les livres, les paquets
de lettres noués au fond des armoires, retrouver d’infimes
circonstances, et ce siècle terrible, condensé dans peu
d’années, en faire le récit à une femme qui
rêve en buvant son chocolat – d’amour peut-être, ou d’une
ville disparue.
Moshe
Spitzer. Enfant de
Prague. En mille neuf cent trente-huit, il
Remplit Berlin de petits livres
orange et continue de faire sa cour
Aux belles femmes qui, les avis
sont unanimes, n’en ont plus pour
Longtemps sur cette terre de
douleur. Regarde sa photo. Il t’aurait
Sûrement plu. D’autant
que lui aussi adorait le chocolat. Le jour de la
Prière des morts, ils
sont sortis de terre, comme des fleurs,
Pour lui rendre hommage, et les
employés des pompes funèbres ont crié
Au miracle. «
C’était un saint, n’est-ce pas, ce Docteur ? »
Qui sait ? D’une certaine
manière, oui, sans doute. Berlin, à l’époque,
N’était peuplée
que d’animaux et de saints. Quant à Prague, ne l’a-t-on pas
Surnommée de tout temps
la « Jérusalem céleste » ?
Mais qu’importe que tu sois au
bord de l’eau sombre de la Seine et lui,
Couché dans le manteau
jaune de la colline. Une de ces nuits, il est bien capable
De faire le premier pas.
Emmanuel
Moses, Les bâtiments de la compagnie asiatique (Obsidiane)
Il suffit de fermer les yeux. Des éclats de
verre brillent la
nuit sur les trottoirs. Des étoiles mangent le revers des
vestes. J’entends des pas secouer les escaliers. Des femmes pleurent :
elles le savent confusément, leur beauté ne les sauvera
pas. Il y a peu, on pouvait croire que l’amour protègerait, que
les morts resteraient dans leur terre, sous leurs pierres
étroites. Le peuple, dans la prison de son livre, marmonne
encore des louanges, les paroles d’une langue millénaire qu’il
ne comprend presque plus. Mais les mots qui n'ont pu empêcher
l'exode et le ghetto, peuvent-ils arrêter ce qui vient ?
J'imagine. Moshe Spitzer écrit ses exégèses
savantes : de légers fascicules sous un feuillet orange, qui est
peut-être, pour lui, la couleur de l'espérance.
Malgré ce qui s’apprête, il feint de vivre encore,
d'écrire et de vendre, de courtiser celles qui seront
bientôt cendres, et de boire le chocolat, attablé
près d’elles aux terrasses des cafés. Tous bientôt,
rabbin et lecteurs, et ceux qui ne savaient rien de la langue ancienne
et se contentaient de l'allemand des rues, tous fuiront : les uns dans
la terre jaune des collines, les autres par le trou des
cheminées.
Celui qui trace d’une main rapide, au bord de la Seine, ses minces
proses découpées, peut-il tout y faire tenir ? Les
sentiments et les annales. La large terre où il a sa famille –
Kongress et Polin dans l'est lointain, East Island au bord de
l'Amérique, et ce pays moite
et sûr dans le sud dont tant avaient rêvé,
qui n'existait qu'en eux. Y enfermer la vaste compagnie dont il est
issu, que la flamme a dévorée ? Il suffira cette nuit
d’une photo, d’un nom, d’une tasse de chocolat. Une seule étoile
au carreau, sur les toits de la ville, vaut pour douze millions..
Gérard Cartier - in Écrit(s)
du Nord n °11-12 (sept. 2006)
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