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Écrit(s) du Nord n °11-12 (sept. 2006)

Note de la revue : « Les professeurs expliquent les poèmes ; ceux qui les écrivent auraient sans doute quelque chose d'autre à en dire. (...) ...à de certains moments, on évoque une émotion fondatrice, ce rien qui était une évidence bouleversante, cette réponse qui reste une énigme. C'est cela que j'espérais recueillir chez quelques poètes. » (Jean Le Boël)


Le camp 12


           Le camp 12

Tard dans l’après-midi, à la fin d’un de ces banquets qui réunissaient à dates fixes toute la parentèle, les oncles de la ville et ceux des champs, autour de la longue table envahie par les blancs-mangers : revenant à l’improviste de la colline où l’on s’était un moment échappé, une voix sourde filtrant par la porte entrebâillée nous arrête. Elle se tait devant nous, mais le peu que nous avons deviné nous saisit. Il y est question d’une montagne sauvage, de grottes, d’avions, de puits comblés, et d’un jeune homme arrêté dans sa fuite. Deux balles sur place, dans un repli des falaises, à un jet de pierre de chez lui. Un jour, on découvre sa photo dans un album : un visage au nez aquilin, au front haut, aux cheveux frisés, celui de tous les hommes autour de soi. Et l’on est un instant l’orphelin du Rivier.

Plus tard, s’il arrivait qu’une montagne paraisse entre les fenêtres grillagées du lycée, obscurcissant de son éclat les pages du Lagarde et Michard où je progressais en silence, rien ne pouvait me retenir de gagner d’un bond le Vercors. Là-haut, dans les forêts épaisses, les traces des combats s’étaient effacées sous des ruines folles. Mais les francs-tireurs, tout ce peuple de simples gens dissimulés sous un nom de campagne, ceux que les manuels exaltaient en prose et en vers mesurés, devenus héros et martyrs, un peu de leur sang s’attardait dans le mien. Le chef des maquis se cachait sur un banc à mes côtés, ferme et clément, comme à la cime du désert, ennobli par l’anonymat, lesté de cette gravité que son petit-fils perpétuait au-delà du désastre. Un jour, moi aussi, il faudrait que j’en fasse mon bien.

Quinze ans passent, l’idée ne vous quitte pas. Un jour, par jeu ou par défi, on aventure quelques mots : Je chante les larmes... Et dix années durant, assis devant un mur, une carte des montagnes sur les genoux, et les Coutumes de Guigues le Chartreux, on parcourt en tous sens le désert : de grandes forêts qui varient comme l’humeur, des gorges, des lapiaz, des neiges silencieuses. Poursuivant un sens qui échappe. Le chant qui naît dans l’effort peut moins, peut-être, que la simple énumération des êtres et des lieux : Hervieux, Clément, Vassieux... Mais les souvenirs s’évanouissent peu à peu. Hormis les vieilles gens des collines, qui peut-être baissent encore la voix à l’heure du pousse-café, nul ne s’émeut plus au bruit des noms. Et bientôt tout sera perdu. On s’obstine donc, macérant dans la pénombre, sacrifiant à une rêverie puissante la meilleure part de sa vie.

Enfin, deux minces livres jetés sur la table, un chancre dévorant arraché du corps, on croit être délivré du passé et libre de célébrer le monde. Pourtant, des années plus tard, attablé à un banquet où tous les sentiments sont conviés, laissant par inadvertance les doigts courir sur le clavier, des spectres remontent du fond des années, hâves, le cuir racorni, éternisés comme les momies des caves palermitaines : Ils dorment dans un carré de vent... On franchit à nouveau le Drac, allant où l’on ne veut pas, les pentes de Lans, d’Ambel, des sentiers étroits perdus dans les roches, retrouvant au-dessus, dans les prés de gentianes, le grand ciel de l’enfance : et l’on rejoint en esprit les hommes du Camp 12.

Ils courent à jamais dans un carré de vent
Les genoux brisés les yeux perdus au-delà
D’Ambel un nom ingrat au cou entortillé
D’un fil de fer dont les lettres s’écaillent
Et peu à peu ils tombent en poussière        Nous
Des saisons légères nous ont emportés
Et nous allons sans attache Réconciliés
Depuis longtemps avec le monde Pourtant
Levant parfois les yeux vers cette alpe oubliée
La mélancolie nous déchire Et un jour
Niant quarante ans d’un demi vers Je chante
Les larmes... nous prenons le chemin d’en haut
Ivres du vent et des herbes amères
Et sur ces monts pressés où l’aile des oiseaux
N’atteint pas nous les rejoignons enfin
Mais comment s’accorder à ce qui n’est pas
Sources prés naïfs hérissés de gentianes
Ciels sans tain Ils ne trouveront pas en nous
Le salut C’est pourquoi tant d’années
Nous avons serré dans nos cœurs le secret
Et que le chant toujours se divise et s’égare...

                                            Le banquet (à paraître)


           Berlin 38

Presque au même moment, retrouvant une vieille photographie, un autre se souvenait de sa lignée perdue dans l’est. Une image exiguë où, flottant dans la lumière qui mange ses traits, un homme peine à exister. Au dos, un lieu et une date sont tracés au crayon. Au-delà du Rhin, qui bientôt ne serait plus qu’un fleuve intérieur, une frontière pour les animaux des champs, des hommes éprouvaient les premiers le mal qui allait se répandre. Feuilleter les livres, les paquets de lettres noués au fond des armoires, retrouver d’infimes circonstances, et ce siècle terrible, condensé dans peu d’années, en faire le récit à une femme qui rêve en buvant son chocolat – d’amour peut-être, ou d’une ville disparue.

Moshe Spitzer. Enfant de Prague. En mille neuf cent trente-huit, il
Remplit Berlin de petits livres orange et continue de faire sa cour
Aux belles femmes qui, les avis sont unanimes, n’en ont plus pour
Longtemps sur cette terre de douleur. Regarde sa photo. Il t’aurait
Sûrement plu. D’autant que lui aussi adorait le chocolat. Le jour de la
Prière des morts, ils sont sortis de terre, comme des fleurs,
Pour lui rendre hommage, et les employés des pompes funèbres ont crié
Au miracle. « C’était un saint, n’est-ce pas, ce Docteur ? »
Qui sait ? D’une certaine manière, oui, sans doute. Berlin, à l’époque,
N’était peuplée que d’animaux et de saints. Quant à Prague, ne l’a-t-on pas
Surnommée de tout temps la « Jérusalem céleste » ?
Mais qu’importe que tu sois au bord de l’eau sombre de la Seine et lui,
Couché dans le manteau jaune de la colline. Une de ces nuits, il est bien capable
De faire le premier pas.

    Emmanuel Moses, Les bâtiments de la compagnie asiatique (Obsidiane)

Il suffit de fermer les yeux. Des éclats de verre brillent la nuit sur les trottoirs. Des étoiles mangent le revers des vestes. J’entends des pas secouer les escaliers. Des femmes pleurent : elles le savent confusément, leur beauté ne les sauvera pas. Il y a peu, on pouvait croire que l’amour protègerait, que les morts resteraient dans leur terre, sous leurs pierres étroites. Le peuple, dans la prison de son livre, marmonne encore des louanges, les paroles d’une langue millénaire qu’il ne comprend presque plus. Mais les mots qui n'ont pu empêcher l'exode et le ghetto, peuvent-ils arrêter ce qui vient ?

J'imagine. Moshe Spitzer écrit ses exégèses savantes : de légers fascicules sous un feuillet orange, qui est peut-être, pour lui, la couleur de l'espérance. Malgré ce qui s’apprête, il feint de vivre encore, d'écrire et de vendre, de courtiser celles qui seront bientôt cendres, et de boire le chocolat, attablé près d’elles aux terrasses des cafés. Tous bientôt, rabbin et lecteurs, et ceux qui ne savaient rien de la langue ancienne et se contentaient de l'allemand des rues, tous fuiront : les uns dans la terre jaune des collines, les autres par le trou des cheminées.

Celui qui trace d’une main rapide, au bord de la Seine, ses minces proses découpées, peut-il tout y faire tenir ? Les sentiments et les annales. La large terre où il a sa famille – Kongress et Polin dans l'est lointain, East Island au bord de l'Amérique, et ce pays moite et sûr dans le sud dont tant avaient rêvé, qui n'existait qu'en eux. Y enfermer la vaste compagnie dont il est issu, que la flamme a dévorée ? Il suffira cette nuit d’une photo, d’un nom, d’une tasse de chocolat. Une seule étoile au carreau, sur les toits de la ville, vaut pour douze millions..
 

                                      Gérard Cartier - in Écrit(s) du Nord n °11-12 (sept. 2006)


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