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Europe n° 1058-1060

L'éloignement

Entretien avec Olivier Rolin

(Europe n°1058-1060)

Olivier Rolin (Photo Jean-Philippe Toussaint)

Gérard CARTIER – L’écriture n’est venue qu’après une longue période (1967-1974) de militantisme politique. Vous avez participé à la création de la Gauche prolétarienne, un parti maoïste, et vous y avez exercé des responsabilités importantes qui vous ont conduit dans la clandestinité – vous étiez responsable de sa « branche militaire ». Vous avez rendu compte de cet engagement radical bien des années plus tard, de façon romancée, dans Tigre en papier. Cette expérience « énorme et bouleversante » vous a marqué durablement. Comment a-t-elle nourri votre imaginaire et en quoi a-t-elle été formatrice pour votre activité d’écrivain ? Pourquoi vous a-t-il fallu tant d’années pour parvenir à l’évoquer de façon directe ?

Olivier ROLIN – D’abord, deux petites précisions que me suggère la formulation de votre question : la Gauche prolétarienne n’était pas un « parti », ne s’est jamais pensée comme telle (on n’était pas encartés, on ignorait notre nombre, on était hostiles à l’idée d’ « avant-garde », etc.). Il y avait tout de même quelque chose de philosophiquement subversif dans notre aventure. Et l’ironie m’oblige à dire que « branche militaire » est un bien grand mot. Disons que je m’occupais des mauvais coups…
Pour répondre à votre question : cette expérience a été, sinon formatrice de mon activité d’écrivain, en tout cas directement à son origine, puisque mon premier livre, Phénomène futur (ainsi nommé en référence au poème en prose de Mallarmé), a été ma façon à moi d’essayer d’y réfléchir. Je l’ai déjà dit ailleurs (c’est une formule que je serai sans doute amené à utiliser plusieurs fois au cours de cet entretien ; à mesure que le temps passe, le risque croît de se répéter – non qu’on devienne gâteux, seulement parce qu’on s’est beaucoup exprimé, et qu’il n’y a pas forcément de raison de changer d’avis d’une fois sur l’autre), je l’ai déjà dit ailleurs, donc : je n’ai pas à proprement parler choisi le roman, l’écriture romanesque s’est lentement imposée à moi parce que c’était la seule qui pouvait exprimer les pensées confuses, et souvent contradictoires, que je formais sur cette expérience. Et là il y a peut-être quelque chose de formateur, en effet (mais c’est une formation paradoxale, ironique) : penser quelque chose sur la certitude suppose l’apprentissage de l’incertitude. Pour le dire autrement : j’ai d’emblée découvert que le roman « n’est jamais arrogant, terroriste » (Barthes), qu’il est « le territoire où personne n’est possesseur de la vérité » (Kundera) parce que, venant de l’arrogance et de la terreur, j’avais besoin du doute et de l’ambiguïté pour réfléchir à cette expérience assez bouleversante en effet.
(Inutile de préciser – enfin si, utile tout de même – que ce que je nomme ici « terreur », soit l’alliage d’une affirmation politique extrême avec un usage limité de la violence, a bien peu de chose à voir avec le sens que ce mot a pris récemment.)
La forme romanesque s’est imposée à moi parce qu’elle n’imposait rien, justement – même pas la cohérence. Cette « conversion » est passée par des médiations, naturellement. Entre autres la lecture des Démons (qu’on appelait alors Les Possédés). Tout récemment, je recherchais des passages sur le nihilisme dans un vieux Folio tout jauni, qui date de 1974 – l’année de la dispersion de la GP -, tout plein d’annotations souvent naïves, et je me suis souvenu – je l’avais un peu oublié - combien ce livre avait été important pour moi.

GC – Vous avez écrit dans Bric et broc : « La politique range (…), le roman dérange ». Pourquoi avez-vous choisi de vous exprimer par le roman plutôt que par l’essai ou la philosophie, ce qui aurait été plus naturel au regard de votre formation (Normale Sup) et de l’expérience dont vous venez de parler ? Est-ce parce que ces deux disciplines, elles aussi, « rangent » ?

OR – Oui, c’est un peu ce que je viens de dire. C’est à partir d’une débâcle que j’ai commencé à écrire. Il me fallait donc trouver une expression adaptée à cet état d’incertitude ou de « dérangement » dans lequel j’étais plongé. C’était vraiment un esprit en lambeaux qui essayait de s’exprimer. « La rage de vouloir conclure » en laquelle Flaubert voit « une des maladies les plus funestes et les plus stériles qui appartiennent à l’humanité », j’en venais, j’étais vacciné. Il me fallait, pour continuer à penser un peu, passer par une expression « inconclusive », si je puis dire. (J’ai parlé de l’état dans lequel « j’étais plongé » : il serait plus juste de dire « nous étions plongés », car j’ai du mal à dissocier mon cas de celui de mes camarades de l’époque ; la dissociation intervient plus tard, chacun cherchant à tâtons son chemin pour sortir du trou… pour moi, donc, ce fut la littérature, qui a été véritablement, comme je l’ai écrit quelque part, je ne sais plus où, ma « sortie d’Égypte »).

GC – Après la dissolution de la Gauche prolétarienne, et plusieurs « années de démolition », pour reprendre votre expression, vous avez fait du journalisme (Libération, Le Monde, Le Nouvel Obs), ce qui vous amené à beaucoup voyager, y compris dans des pays troublés : le Liban, l’Afghanistan, etc. Cette curiosité passionnée pour le monde, cet intérêt pour les soubresauts de l’Histoire se manifestent dans presque tous vos livres. Par contraste, la France contemporaine est presque absente de votre œuvre, hormis dans Tigre en papier. Pourquoi ? Est-ce parce qu’elle n’est plus une terre d’épopée ?

OR – Oui, il y a sans doute de cela, au moins au début. Et je me sens très loin du roman sociologisant, ou pire encore, éditorialisant, dont on raffole en France. Il faut parler, n’est-ce pas, des « sujets de société »… Mais je veux dire aussitôt (et, étant donné ce qui précède, vous n’en serez pas étonné) que je suis bien loin de pouvoir tout expliquer des raisons qui me poussent à écrire, et à élire tel ou tel territoire d’écriture. Alors, tentons des hypothèses : écrire répond au début à un désir de sortir du carcan des certitudes politiques, et aussi de « m’en sortir », tout simplement. C’est une démarche d’éloignement, un mouvement centrifuge. L’errance géographique est peut-être la métaphore de cet éloignement. Elle serait le symptôme, la trace d’une inquiétude (je rappelle l’étymologie : intranquillité, non-repos, inaptitude à trouver sa place) qui ne cherche pas à être apaisée. C’est Barthes encore qui le dit : écrire, c’est faire sécession. C’est un fait : je ressens le besoin (mais l’angoisse aussi) d’être loin. Peut-être, par une curieuse translation, l’espérance en l’avenir se transforme-t-elle en curiosité pour le monde, la dimension du temps se convertissant en celle de l’espace. Mais il y a encore le fait qu’être loin, c’est être jusqu’à un certain point détaché (« les péninsules démarrées »…) : de son lieu d’origine, bien sûr, mais aussi de ceux qu’on élit provisoirement (l’Amérique du sud, le Soudan, la Russie…). Si j’écrivais sur la France, il se pourrait que le démon de l’affirmation, la passion démonstrative, me ressaisissent. Être un curieux, un passant intéressé, un observateur scrupuleux mais distant, me convient assez.
Mais je pourrais aussi vous répondre par le vers fameux de Cendrars : « Quand tu aimes il faut partir »… Enfin, vous voyez, tout ça n’est pas très clair.

GC – Un grand nombre de vos livres sont des récits vagabonds fortement inscrits dans une réalité géographique (Mon Galurin gris, qui rassemble une trentaine de courts récits, est d’ailleurs sous-titré Petites géographies). Hormis le premier, Phénomène futur, on peut en dire de même de vos romans. Cet ancrage dans une réalité précise, vérifiable, est-ce par souci de vérité ? Ou en avez-vous besoin pour mettre en mouvement votre imagination ?

OR – Oui, je crois que j’ai besoin de cette inscription dans le réel (dans la géographie, la topographie). Je ne crois pas avoir ce qu’on désigne généralement par ce stéréotype : « une imagination débordante ». Chez moi, non, ça ne déborde pas. En revanche, j’ai un goût très prononcé pour les cartes (les cartes géographiques, pas les cartes à jouer). J’en possède beaucoup, c’est la seule chose (avec tout de même des cadeaux pour des amies) que je rapporte de voyage. On ne sait pas très bien pourquoi ni comment la « machine à écrire » se met en marche, mais pour moi il semble que ça commence par une accumulation de notes sans propos avéré. De cette sédimentation plus ou moins continue (pas assez) de petites esquisses descriptives, recherchant l’exactitude, il arrive que se dégage, presque subrepticement, un projet littéraire. D’autres fois le projet vient d’abord, mais alors j’ai besoin en effet, pour le faire vivre (et tout simplement pour commencer à y croire), de l’étoffer de beaucoup de « notes de terrain ». Il y a ainsi beaucoup de projets qui ne se sont jamais développé, faute de franchir cette étape de « vérification » (le monde souterrain, le naufrage du paquebot Costa Concordia…), et évidemment bien plus encore de notes qui n’ont jamais débouché sur un projet littéraire (des dizaines de carnets).

GC – S’il est loin d’être exclusif (vous marquez aussi une prédilection pour l’Amérique latine), vous avez un très fort tropisme pour la Russie et les pays de l’ancienne URSS. Qu’est-ce qui vous attire ? Que doit cette attraction à l’Histoire – à l’utopie du socialisme, à la tragédie du stalinisme –, et à la mélancolie historique que ces pays semblent incarner (vous avez parlé, dans Méroé, de « l’énigmatique puissance de l’échec ») ? A contrario, la Chine est étrangement absente de votre œuvre…

OR – Oh, c’est une histoire compliquée, dont je me suis un peu expliqué à la fin du Météorologue, notamment. Il y a la dimension géographique : pays immense, de loin le plus vaste de la planète. « Le grand large sur Terre », ai-je écrit (et je suis un peu marin). Pays de l’espace, prostor. Voir comment cette réalité non substantielle s’inscrit dans le paysage physique et même humain (Jean-Christophe Bailly parle très bien de ça dans un texte qui s’appelle « La pierre que la Russie a jetée en moi »). Ceux qui s’ébaubissent devant les « grands espaces américains » n’ont qu’à aller se frotter à la Sibérie… Pays qui était interdit dans ma jeunesse. Pays paradoxal, insaisissable : quand on est à Vladivostok, est-on en Asie ? Encore en Europe, en dépit des coordonnées géographiques ? Il y a la dimension historique : c’est le pays de ce que j’ai appelé (dans Le Météorologue toujours) « la dernière épopée des temps modernes », « la plus grande espérance profane qui fut » : la révolution, le monde changeant de base, comme dit L’Internationale, et c’est aussi le pays où cette espérance fut atrocement trahie, défigurée, assassinée. Ces deux dimensions se nouent : l’espace russe, ai-je encore écrit (désolé de me citer…), c’est l’espace des morts innombrables que recèle la terre russe. La Russie, c’est « l’île des morts », pour reprendre le nom d’un tableau célèbre de Böcklin : une île immense, ou plutôt un archipel… C’est un pays mélancolique, en effet, vous avez raison. Des steppes, l’immense répétition de la forêt, le froid, un pays à moitié en ruine. À cela s’ajoute le goût que j’ai de la langue, de la littérature russes. Et peut-être aussi une touche d’esprit de contradiction : c’est un pays si mal aimé qu’il ne me déplaît pas d’essayer de l’aimer (ce n’est pas toujours facile)…
La Chine ? D’abord cela ne fait pas si longtemps que je la fréquente. Peut-être son heure viendra-t-elle pour moi ? Mais ce n’est pas sûr – trop de gens là-bas, trop d’évidente réussite, de puissance, trop d’avenir… Peut-être aussi la Chine réelle a-t-elle du mal à « surimprimer » la Chine imaginaire de ma jeunesse… (Je dis ça, mais en fait je ne le crois pas.)

GC – Dans Mon galurin gris, vous avez écrit : « La Terre est comme le vaste blason bigarré de nos passions ». À ce propos, dans un entretien avec vous pour la revue Secousse, je vous ai posé la question : « Voyagez-vous en moraliste ? » Le mot, même au sens des classiques, a semblé vous gêner. Que cherchez-vous dans le voyage (et dans la littérature), au-delà de « la connaissance des hommes et de soi-même », selon la formule consacrée ?

OR – Ah, je ne me souviens plus de cette gêne, mais il est vrai que je ne comprends toujours pas très bien cette question ancienne. Il y a des mots dont je n’ai jamais très bien su ce qu’ils voulaient dire (« lyrique », adjectif dont on m’a parfois affublé, « moraliste »…) « Romantique », je comprends peut-être un peu mieux, et je m’en satisfais mieux, parce que cela recouvre des significations qui, de Hugo à Delacroix, sont un peu révolutionnaires, même si on les a oubliées. En tout cas, je ne recherche rien de dicible, d’objectivable dans le voyage, sinon cet éloignement que j’ai dit, et qui en lui-même n’est rien. Pas l’exotisme, pas « l’aventure »… Voyager n’est sans doute pour moi pas autre chose que la manifestation, le symptôme d’une « inappartenance » fondamentale. Michaux était, selon son biographe Jean-Pierre Martin, « l’homme aux mille hôtels » ; je n’en ai pas fréquenté autant, mais enfin j’augmente régulièrement une collection de photos de chambres d’hôtel qui commence (pour l’instant), par ordre alphabétique, à Achgabat, capitale du Turkménistan et se termine à Wuhan en Chine (il faudrait que je me dépêche d’aller à Zanzibar). Et cette collection fait elle-même suite à une autre, de descriptions écrites, dont j’ai tiré la matière de Suite à l’hôtel Crystal. (Je feuillette la biographie de Michaux et j’y trouve cette phrase de lui que j’aime assez : « Ah si je pouvais vivre en télésiège, toujours avançant, toujours en de nouveaux pays, progressant sur des espaces de grand silence… »)
Je me rends bien compte que je n’ai pas vraiment répondu à votre question, mais ce n’est pas mauvaise volonté, c’est que je ne sais pas y répondre. Je dois bien chercher quelque chose que j’ai perdu, dont j’ai perdu même le nom… ceux que je retrouve, je sens bien que « ce n’est pas ça ». Alors voilà : je ne sais pas précisément pourquoi je voyage, mais je crois aussi que ce qu’il y a d’intéressant dans les vies, c’est ce qui est gouverné par des puissances qu’on ignore.

GC – Vous avez intitulé les deux volumes de votre œuvre complète : Circus. Vous écrivez dans Bakou, derniers jours : « Le cercle est ma figure, la matrice de mon intime géométrie. Ce qui revient, l’éternel retour ». Cette figure se retrouve dans presque tous vos romans, sous des formes plus ou moins sophistiquées (la spirale, par exemple). Une autre figure récurrente est celle du labyrinthe (par exemple dans Suite à l’Hôtel Crystal). Comment analysez-vous ce double schéma ? Le rêve d’une sorte de perfection opposée au foisonnement et à la complexité du monde ?

OR – Vous êtes un bon lecteur, un lecteur qui réfléchit, ce qui veut dire que vous formez des hypothèses qui sont tout à fait plausibles mais qui donnent d’une œuvre des interprétations que l’auteur n’a pas, ou pas complètement, pas consciemment, voulu suggérer. Ce n’est pas une critique, au contraire : vous faites ce travail d’élucidation qui tend à tomber en déshérence. Donc, votre hypothèse me séduit, je l’adopte, mais je mentirais en disant qu’elle met à jour un dessein tout à fait conscient de ma part. Elle est trop parfaite, et cependant, si je l’adopte, c’est que cela y était en effet.
Alors je commencerais par dire, modestement : il y a de la manie chez un écrivain. (Barthes : « Il y a dans le désir d’écrire un aspect maniaque »). Tourner en rond en est un symptôme (je plaisante à peine). Il faut tenir compte de ça. Plus techniquement, il m’a semblé, pour certains livres un peu … baroques, qu’il fallait que quelque chose fasse tenir ensemble la profusion des récits qui sinon risquaient de se disperser. Il fallait enclore, englober. C’était le périphérique encerclant Paris (Tigre en papier), c’était la rotation et la gravitation de la planète, reproduite tant bien que mal dans l’espace feuilleté d’un livre (L’Invention du monde). Vous avez donc raison (mais je ne l’aurais pas dit d’emblée comme ça) : il y a d’un côté le foisonnement, l’expansion du monde et des mots pour le dire, et de l’autre la nécessité d’une forme, puisque nous sommes des êtres finis (écrivains ou lecteurs). Écrire, on peut dire (mais je me méfie des définitions) que c’est essayer de donner une forme à ce qui s’y dérobe sans cesse, et quelle forme plus parfaite, en effet, partout égale, sans accident, que le cercle ? C’est aussi l’image du retour, et que cherchons-nous en écrivant sinon « le temps retrouvé » ? Écrire, ça implique de trouver du même – non pas s’en tenir au même, bien sûr, mais entendre les échos qui font le bruit du monde, voir les reflets qui composent son image. Proust parle, dans Le Temps retrouvé, je crois, des « anneaux de la métaphore ». Joyce révolutionne le roman en faisant un tour par Homère, en trouvant de l’Odyssée dans la journée de Léopold Bloom. (Je ne sais pas si je suis très clair…)
Je suppose enfin (mais peut-être aurais-je dû commencer par là – foin de toute modestie –) que l’ambiguïté du mot « révolution », l’oscillation entre le sens astronomique et le sens politique moderne, qui semble en être le contraire (mouvement circulaire, éternel retour dans un cas, mouvement linéaire sans retour dans l’autre – Jean-Claude Milner fait dans son dernier livre la savante exégèse de ce glissement de sens) n’a pas peu contribué non plus à faire de moi un « cyclomane »… C’est en tout cas incontestable, et conscient, s’agissant de la structure « encerclée » de Tigre en papier.

GC – Dans vos romans, le récit est toujours pris en charge par un narrateur qui vous ressemble étrangement, qui intervient dans le récit, le commente, fait des digressions historiques, littéraires ou personnelles. La fiction y est pourtant très présente, même dans un livre apparemment aussi autobiographique que Tigre en papier : on est très loin de ce qu’on nomme « l’autofiction ». Cette dialectique de la fiction et de l’authenticité est-elle essentielle à vos yeux ?

OR – Je ne sais pas si elle l’est en général – bien des auteurs prétendent s’affranchir de l’un ou l’autre terme – mais pour moi elle l’est en effet. Je ne me sens nullement enclin à « l’autofiction », terme dont je n’ai jamais bien compris la charge de nouveauté qu’on lui prêtait (je crois – j’ai aussi écrit à ce sujet, dans Bric et broc – que ce qu’on nomme ainsi est une mode littéraire correspondant assez strictement à ce qu’un ami à moi, l’historien François Hartog, a nommé le « présentisme »), qui comporte aussi des expressions publicitaires – « Osez être vous-même » – etc. Je ne me vois pas non plus (hélas !) écrire Vingt mille lieues sous les mers. Je travaille, comme beaucoup j’imagine, avec des souvenirs, des choses vues, entendues, des choses lues, des rêves, et ce que l’oubli et la fabulation tressent avec tout ça.

GC – Vous êtes helléniste (votre note faramineuse en Grec à l’examen d’entrée à Normale Sup est restée célèbre). Peu de vos livres où il n’y ait au moins une allusion à l’Iliade ou à l’Antiquité. Au-delà du plaisir de faire passer, même brièvement, le souffle de l’épopée, faut-il y voir le souci de maintenir le lien avec les cultures qui nous ont formés – à une époque où, précisément, nos sociétés font table rase du passé ?

OR – Certainement. Mon attachement au latin et au grec n’a rien, ou peu de choses, à voir avec une nostalgie de ma jeunesse, rien non plus avec ce que la sottise contemporaine a tôt fait de taxer de conservatisme. Rien de plus vulgaire d’ailleurs, je le dis en passant, que cette détestation actuelle de la nostalgie : n’a-t-on pas le droit de rien regretter de ce qui fut ? De préférer les Halles de Baltard à celles d’aujourd’hui ? L’époque où les maisons d’édition étaient indépendantes, et non des biens sur le marché ? Où l’éloquence, et non la démagogie sondagière, était une des parties de la politique ? Où l’idéal de la culture populaire était représenté par le TNP plutôt que par TF1 ? La haine du passé est une étrange maladie. C’est une lâcheté et un conformisme lamentables que de croire, ou de feindre de croire, que l’avenir ne doit pas se construire pas avec une part de passé. Un écrivain, en tout cas, ne peut pas penser ça. Au début de tout, pour un écrivain, il y a l’amour de la langue, l’idée flaubertienne que « la prose française peut arriver à une beauté dont on n’a pas l’idée ». Et aimer la langue, c’est la connaître dans toute son extension, tous ses strates et registres, « nobles » et « vulgaires », mais aussi dans son histoire. Le français n’est pas né de la dernière pluie. Le latin et le grec, pas seulement ces langues, mais surtout elles, l’ensemencent, la façonnent. Et elles ne sont pas seulement la matrice de ses mots et de ses formes, elles sont aussi à l’origine de beaucoup de ses façons d’objectiver le monde. Le jour où on aura oublié d’où viennent les mots « démocratie », « théâtre », « philosophie », « poésie », il est à craindre qu’on aura oublié aussi le sens de ces mots. L’abandon (quoi qu’on en dise) de l’enseignement des langues mères n’est qu’un des épisodes de la démolition générale de la langue qu’on observe partout si l’on veut bien garder les yeux ouverts – dans la rue, sur les enseignes des magasins, des cinémas, à l’école, dans les journaux. C’est exactement ce qu’on appelle une sape : on creuse par en-dessous, afin que l’édifice s’effondre plus sûrement. Je ne suis pas tout à fait aussi extrémiste qu’Alain Borer dans son livre De quel amour blessée, mais je partage tout de même l’essentiel de ses thèses – et de ses colères. Les imbéciles appellent ça du nationalisme linguistique. Ayant toujours faufilé dans mes livres des vocables voire des phrases entières de langues étrangères, je ne me sens pas très concerné par l’imputation. Je ne prétends pas qu’il soit obligatoire d’écrire « clef », à l’ancienne, mais quant à moi si je continue à le faire c’est parce que j’y lis en filigrane la clavis latine, que ce faisant je comprends aussi le nom d’un os qu’il est désagréable de se casser, d’un ancêtre du piano, que ce petit « f » muet accroche à mon trousseau la llave espagnole, la chave portugaise, la chiave italienne, et que c’est ainsi (entre autres) que je suis européen. Un vieil Européen, certainement…

GC – Aucun de vos livres, même ceux qui se présentent comme des romans, ne déroule un récit linéaire. Vous avez même fait l’éloge – et c’est mieux qu’une boutade – des « romans "mal construits" ». La fragmentation du récit, les courts-circuits temporels, la bride laissée au hasard, la multiplication des sens, les digressions, etc. sont typiques de la modernité. Comment l’analysez-vous ?

OR – Je ne vais pas revenir sur des choses qui sont archi-connues. La « modernité » – qui remonte quand même à un peu plus d’un siècle ! – peut dans bien des domaines, en littérature, en peinture, en musique etc. – être sommairement décrite comme une déconstruction. (Et quand je dis « un peu plus d’un siècle », c’est trop rapide, car en toute rigueur il faudrait remonter, s’agissant de la littérature, au romantisme allemand, à Novalis, etc.) Je me contenterai de renvoyer à ce que dit Claude Simon dans son Discours de Stockholm : le roman moderne n’est pas un apologue, une histoire allant d’un début à une fin pour délivrer un enseignement ; il est une aventure de la langue, passant, bifurquant par les mille « nœuds » qu’elle propose, jusqu’à revenir souvent à ce qu’il appelle « la base de départ » : la figure du cercle, encore…

GC – Il y a fréquemment chez vous, au moment d’énoncer une idée ou un sentiment personnels, une hésitation, une réticence, ce que Pierre Schoentjes a défini comme « une attitude d’adhésion et de distanciation simultanées », qui donne à vos livres un ton très particulier. Le souvenir des errements de la jeunesse ?

OR – Eh bien, je l’ai déjà dit : je ne suis pas un adhérent. Même à moi-même. L’affirmation n’est pas mon fort. Ou plutôt, elle est un démon toujours présent, que je m’efforce de contenir dans mon activité d’écrivain (dans la vie courante, je crains que ce ne soit autre chose). Cela a à voir avec « les errements de ma jeunesse », en effet – ou tout au moins (vous voyez que ma réponse ne déroge pas à la règle que vous venez d’énoncer) c’est le roman que je m’en fais. De toute façon, les idées, et même les sentiments, méritent d’être examinés sous toutes les coutures, non ? Et souvent on s’aperçoit qu’il y a des coutures qui lâchent. Je ne sais pas comment vous le dire sans me répéter trop : j’ai toujours en moi un être catégorique, impérieux jusqu’à la violence ; et c’est celui-là que je tiens en lisière, depuis bien longtemps maintenant, grâce à la littérature – celle que je lis, celle que je fais. Je préfère cette personnalité littéraire, plus apaisée (enfin, « apaisée » n’est pas un mot qui me convient ; à vrai dire je ne me souviens pas d’avoir jamais été en paix ; alors, disons : sceptique, ironique). J’espère que des circonstances désastreuses, qui ne sont plus tout à fait imprévisibles, ne feront pas resurgir mes démons intimes.

GC – L’un des traits les plus constants de votre écriture est l’ironie. Elle prend des formes très diverses, du jeu avec les codes du roman (la structure en poupées russes de Suite à l’Hôtel Crystal) et avec les niveaux de langue, jusqu’au burlesque (la drôlatique soirée chez Nina d’Un Chasseur de lions ), en passant par l’autodérision (Bakou derniers jours), la parodie (ces pages de L’Invention du monde où les héros de la guerre de Troie sont changés en deux chauffeurs avinés qui se poursuivent autour d’un car) – sans parler des nombreuses références à Tintin… Si elle n’est pas qu’un moyen littéraire, que manifeste-t-elle ? Un détachement par rapport au récit, un désenchantement ?

OR – Votre question est diverse et appelle diverses réponses. Désenchantement, non. Quand j’écris un livre, il n’y a rien de plus sérieux pour moi. Naturellement. (Je dis ça, « naturellement », mais il y a des auteurs dont on a du mal à croire qu’ils prennent au sérieux leur travail.) Mais en même temps, je déteste les gens, et spécialement les écrivains, qui « se prennent au sérieux ». Dans un temps d’exhibitionnisme exacerbé, d’ « autofiction » et autres parades, on m’a parfois reproché, curieusement, de me mettre en scène dans mes récits (dans Un chasseur de lions, notamment). Mais l’idée ne me viendrait pas de me faire figurer autrement que sous les traits d’un personnage légèrement ridicule, ou en tout cas déplacé. Il y a toute une idéologie de l’écrivain comme prêtre d’une religion profane (de la religion de soi, éventuellement) qui me dégoûte. La lecture, à l’instant, d’un article consacré à Gombrowicz dans En attendant Nadeau (que ce soit l’occasion de les saluer au passage), me fait me ressouvenir d’une phrase de son Journal, je crois, qui m’avait intrigué et impressionné lorsque je l’avais lue pour la première fois : « Tout art en général frôle le ridicule, la défaite, l’humiliation ». Nous avançons en tâtonnant, le doute est notre compagnon, nous voudrions soulever le monde et finalement nous n’avons fait qu’ « une chose de plus ajoutée au monde », comme le dit le conte de Borges intitulé « Une rose jaune ». Cette ironie, je ne l’ai pas reçue tout de suite, mes premiers livres en sont assez dépourvus ; il arrive qu’on s’améliore en vieillissant…
La parodie, par exemple celle que vous évoquez dans L’Invention du monde, c’est autre chose, c’est un hommage, une référence-révérence facétieuse. Il y a pas mal d’autres saluts de ce genre dans L’Invention…, adressés à La Vie mode d’emploi (les ch. 31 et 32), à Ulysse (début du ch. 37), etc.
Quant au « jeu avec les codes », cela répond à la conviction que ça ne sert à rien d’écrire si on ne tente pas de temps en temps quelque chose de neuf. On n’en a pas toujours l’audace, tous les sujets ne s’y prêtent pas, mais je continue à faire mienne la phrase de Calvino (un auteur qu’on lit moins, me semble-t-il, comme Borges aussi : on a tort) que j’avais citée dans le post-scriptum de L’Invention… : « Il faut que poètes et écrivains se lancent dans des entreprises que nul autre ne saurait imaginer si l’on veut que la littérature continue de remplir une fonction. » Et puis, il n’est pas mauvais de jouer un peu, ça rappelle qu’écrire n’est ni un sacerdoce ni une torture. Je vais sans doute choquer les flaubertiens extrémistes, mais je trouve qu’il y a quelque chose d’un peu lassant, d’un peu surjoué, dans les plaintes récurrentes sur la douleur d’écrire dont sont pleines les lettres de « l’ermite de Croisset ». (Je caricature peut-être un peu ; je sais bien qu'il lui arrive aussi, parfois, de parler de la « douceur » qu'il y a à « faire des phrases », de la « joie » que cela donne.)

GC – Votre langue est d’une extrême diversité. Vous recourez à tous les niveaux de vocabulaire, du plus savant (le latin et le grec) au plus familier et même, à l’occasion, au trivial. Est-ce une façon de dire la totalité du monde ? Il semble y avoir chez vous, et pas seulement dans la langue, une sorte de volonté démiurgique…

OR – Oui, c’est cela, c’est un effort (vain, bien sûr, on le sait, mais ça n’empêche pas de le tenter) pour dire la totalité du monde. J’ai hasardé quelque part, je ne sais plus où, la comparaison de la langue avec une ville (je ne dois pas être le premier). Connaître à fond une ville, c’est fréquenter ses beaux quartiers et ses banlieues, ses palais et ses taudis, ses lieux de plaisir et ses coupe-gorges, ses monuments et ses égouts, etc. Il faut relire l’étonnant chapitre sur l’argot dans Les Misérables. « Connaît-on bien la montagne quand on ne connaît pas la caverne ? », demande Hugo dans sa langue impayable… « Impayable », je dis ça parce que bien sûr souvent sa virtuosité, son absolu sans-gêne font sourire, mais j’avoue une admiration totale pour le génie verbal de Hugo. En français, comme monstre de la langue, il n’y a que lui.

GC – Votre écriture fait preuve d’une grande mobilité, elle « se réinvente de livre en livre », selon le sujet que vous traitez. Il vous est arrivé de le regretter, et même de douter de posséder un style propre. Un style, serait-ce la pétrification d’une forme ?

OR – Je cherche une plasticité de la langue. Elle doit s’adapter à son objet. J’ai coutume de dire que j’écris selon différentes « longueurs d’onde ». Il me semble qu’on n’écrit pas de la même façon selon qu’on veut raconter l’histoire picaresque d’une bande de jeunes gauchistes dans la France des années soixante-dix (Tigre en papier) ou la descente aux enfers d’un homme sous la Terreur stalinienne (Le Météorologue). J’ai tenté le grand écart – pour voir, par défi, pour m’amuser, aussi : essayer de décrire l’objet le plus vaste et complexe qui soit, la Terre entière (L’Invention du monde) et de simples petites choses, ce que j’appelle des « chétivités » – une huître, une asperge, une mouche, un galet, etc. (À y regarder de près). D’un livre à l’autre, le style – c’est-à-dire pour moi l’adaptation de la langue à son objet – n’est évidemment pas le même. Je crois que cela déroute certains. Libre à chacun de tenir cela pour de l’agilité linguistique ou pour du simple contorsionnisme.
Ce que je veux ajouter, c’est que ce « réglage » se fait (ou ne se fait pas) dès l’entame du livre. Gracq (un auteur dont je n’aime plus du tout les romans, mais qui dit sur l’écriture des choses qui m’intéressent, dans En lisant, en écrivant, notamment), Gracq donc dit à peu près (si je me souviens bien) qu’une foule de décisions se prennent sans qu’on s’en rende compte dès la première page d’un livre. Et parmi celles-ci, la « longueur d’ondes » (ça c’est ma formulation) selon laquelle on va « émettre ». Si on la trouve, le livre se fait et a une chance d’exister un peu. Sinon, pas la peine de continuer (et d’ailleurs souvent on laisse tomber).

GC – Vous avez beaucoup écrit sur les écrivains . Si vous deviez décrire « les ruines de [vos] lectures », selon votre expression, « quel relief, quelles figures » dessineraient-elles ?

OR – Je partais d’une citation de Valéry qui dit : « La suite des temps transforme toute œuvre – et donc tout homme – en fragments », et je me plaisais à imaginer une éripiologie, une « science des ruines » (vous voyez que le grec me sert au moins à forger des néologismes…) qui étudierait ce qui reste des livres dans nos mémoires. Une ville bombardée… C’est difficile à décrire, c’est vaste, enchevêtré, difforme… Juste quelques grands pans de mur, les premiers que j’aperçoive, les plus immédiats, les plus évidents : les adieux d’Hector à Andromaque, sa songerie sous le rempart de Troie, la supplique de Priam… Le prince André à Austerlitz… Leopold Bloom faisant frire ses rognons… « Frères humains qui après nous vivez… » (et la reprise de cette prière qu’en fait Pierre Michon dans « Le ciel est un très grand homme »)… Madame Arnoux venant voir Frédéric, longtemps après, ses cheveux gris… (je relis le passage de L’Éducation sentimentale : ils sont blancs, en fait)… « Au loin le remorqueur a sifflé… », la dernière page du Voyage… « On exagère, on exagère ! » : le duc de Guermantes partant pour la « redoute », contrarié par l’annonce de la mort d’Amanien d’Osmond, toute la matinée chez la princesse du Temps retrouvé… « Dans un mois, dans un an… », « Ariane ma sœur… », « Hé bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur », beaucoup de vers de Racine, des pans entiers de Shakespeare… Le soleil cou coupé, le soir de demi-brume à Londres… « Il fait tellement froid que le vin gèle dans les bidons… », les soldats débarquant du train dans Les Géorgiques, la neige, la nuit, les chevaux, le tintement des éperons et des fourreaux… Le consul ivre dans son jardin en friche de Quauhnahuac, « Vous êtes no un l’escrivion, vous êtes l’escopion, et nous fousillons les escopions au Méyique », la fin du Volcan… Allez, on va s’en tenir là…. Les grandes ruines, les très visibles. (Vous m’avez demandé « quelles figures » dessineraient ces ruines, et je vous ai répondu à côté, par une énumération, parce que je ne suis pas sûr que ce vrac dessine une figure, ou en tout cas il n’est pas dans mes cordes de l’apercevoir : mais vous le ferez peut-être. Il y aurait une certaine mélancolie là-dedans que ça ne m’étonnerait pas…)

GC – Les références aux poètes, explicites ou non, sont nombreuses dans votre œuvre, de Phénomène futur, au titre mallarméen, jusqu’à À y regarder de près, d’inspiration pongienne. Quel rapport entretenez-vous avec la poésie comme lecteur ? Vous inspire-t-elle comme écrivain ?

OR – Les prosateurs se sentent toujours un peu timides lorsqu’ils doivent parler de poésie, ou parler à un poète, ou pire encore parler de poésie à un poète : là c’est le cauchemar… On a peur d’être pris en flagrant délit de balourdise. Alors, pour éviter de faire une réponse prétentieuse, ou vaine, ou insuffisante, je vais encore biaiser : je crois avec Flaubert qu’ « une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore », ou avec Mallarmé que « toutes les fois qu’il y a effort au style, il y a versification. »

juin 2017


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