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Europe n° 1058-1060

Invitation en Rolinie

Introduction au dossier Olivier Rolin

(Europe n°1058-1060)

Olivier Rolin (Photo Jean-Philippe Toussaint)

Les lecteurs nonchalants ont tendance à réduire l’œuvre des écrivains à un ou deux romans – pour Olivier Rolin, Port-Soudan et Tigre en papier. C’est non seulement injuste, c’est aussi très réducteur, comme le prouvent les deux gros volumes de ses œuvres complètes publiées il y a quelques années sous le titre générique Circus. Peu d’auteurs français contemporains qui savent composer un monde d’une telle profondeur de champ. Bien peu qui possèdent un registre de thèmes et de langue aussi étendu. Très peu, enfin, qui s’aventurent aussi loin des schémas du roman traditionnel. Si son écriture est mobile (« elle doit s’adapter à son objet », dit-il dans l’entretien qu’on lira plus loin), sa voix, très singulière, est presque immédiatement reconnaissable. Je laisserai aux écrivains et critiques qui ont accepté de participer à ce dossier le soin d’une approche ordonnée et systématique de quelques aspects de cette œuvre foisonnante, me contentant d’en définir les pôles et d’en présenter les thématiques les plus importantes.

L’HISTOIRE est la grande affaire d’Olivier Rolin. « On écrit parce qu’on est mal placé dans son époque. Parce qu’on s’y sent dépaysé  ». L’Histoire à laquelle il s’attache est un archipel. De l’océan des siècles émergent quelques périodes privilégiées où l’humanité, ou plutôt ce qu’on nommait autrefois le peuple (vocable qu’on n’écrit pas aujourd’hui sans une certaine hésitation), a cherché se rendre maître de son destin. En France, la Commune de Paris (Un Chasseur de lions) ; la Résistance et la Libération (le père de l’écrivain participa militairement à la lutte contre le nazisme) ; et, bien sûr, mai 68 (Tigre en papier) : on connaît le long engagement d’Olivier Rolin (1967-1974) au sein d’un groupe maoïste, La Gauche prolétarienne, dont il dirigea la « branche militaire », ce qui le contraignit à passer dans la clandestinité – cet engagement, qui confine à la légende, fut pour lui une expérience capitale qui, à défaut de l’écrivain, façonna durablement l’homme. À l’étranger, une véritable fascination le ramène sans cesse vers la Russie de la période soviétique ; outre de nombreux textes dispersés, elle lui a fourni la matière de plusieurs livres et récits (entre autres, il y a peu, Le météorologue). Il s’agit toujours, on le voit, de moments d’acmés historiques où une grande espérance avorte, où une utopie généreuse accouche d’une tragédie ou, plus banalement, de la désillusion – même la Résistance, qui se renie dans les guerres d’Indochine et d’Algérie. Ce vertige de la défaite, cette « énigmatique puissance de l’échec  » nourrit une mélancolie profonde, comme si Olivier Rolin portait encore, au-delà de ses années militantes, « le deuil de la révolution  ». Une nostalgie de l’action qui change le monde (ainsi, au cours d’un débat, a-t-il confié que « …ce qui serait complètement beau […] c’est d’être écrivain, philosophe et soldat  »), un rêve héroïque imprègne son œuvre, sans jamais prendre les formes schématiques du politique, témoignant plutôt d’une conscience historique qui, de nos jours, tend malheureusement à s’effacer. Aucun de ses livres où, même en-dehors des périodes de cristallisation révolutionnaire, l’Histoire ne soit présente d’une façon ou d’une autre, contribuant au récit ou lui composant un contrepoint harmonique – que l’on pense à l’aventure du Général Gordon qui tenait le Soudan pour l’Angleterre, dont l’épopée, tressée à l’intrigue de Méroé, fournit au roman un arrière-plan saisissant.

LA GÉOGRAPHIE, c'est-à-dire le monde réel, pour lequel Olivier Rolin manifeste une curiosité insatiable. Hormis son premier ouvrage (Phénomène futur), tous les livres d’Olivier Rolin sont situés, depuis les courts récits rassemblés dans Mon galurin gris, dont la scène est limitée à un territoire étroit, une île, une ville, voire un bar, jusqu’au vaste récit de L’Invention du monde, où c’est la terre entière qui est saisie dans le compas du narrateur ¬: ce « roman » est fait des milliers d’évènements publics ou privés, futiles ou terribles, banals ou extravagants relatés par les journaux de la planète datés d’un même jour, celui de l’équinoxe du printemps 1989. Souvenons-nous qu’au sortir de sa période d’engagement radical, Olivier Rolin réalisa des reportages pour différents journaux (en particulier Libération et Le Monde), parcourant la planète en tous sens, avec une prédilection pour les pays où l’Histoire s’écrivait – le Liban, l’Afghanistan, etc. S’il ne se refuse pas à la description de la nature (qu’on lise par exemple la belle peinture des bords du Nil à El-Khandaq ), sa sensibilité le porte plutôt vers les paysages urbains et autres lieux modelés par l’activité humaine, en particulier lorsqu’ils portent les stigmates du passé. Dans cet esprit, à côté de ses grands livres, qu’on me permette de manifester un penchant particulier pour les récits vagabonds de Mon galurin gris, « petites géographies » où s’entremêlent tous les thèmes qui lui sont chers. Le motif de l’errance fournit d’ailleurs une belle métaphore de la manière d’Olivier Rolin : j’y reviendrai.

LA RUSSIE est la terre d’élection d’Olivier Rolin. Outre de nombreuses évocations ponctuelles, il a consacré pas moins de cinq livres à la Russie et aux pays de l’ancienne URSS – et je gagerais que d’autres suivront. Aucun n’est un « roman » à proprement parler, avec ce que ce mot suppose de fiction : récits de voyage (En Russie, Sibérie, Baïkal-Amour), jeu avec le hasard (Bakou, derniers jours), enquête (Le météorologue) ; peut-on inventer quand la réalité fournit une matière si riche et si terrible ? La Russie, c’est l’Histoire faite géographie. Aucun pays où le grand dessein révolutionnaire ait comme là pris forme, aucun où il se soit ainsi figé en une longue tragédie, aucun peuple qui vive encore, comme le russe, « sous la dramatique tenture de l’Histoire  ». Cette terre couturée, scarifiée, imprégnée par le passé, où subsistent dans le paysage, comme autant de récifs d’un autre âge, d’immenses ouvrages et zones industrielles abandonnés à la neige et aux vents, portant témoignage à la fois du dessein prométhéen et de la défaite, cette terre guaste est celle qui répond le mieux au sens de la beauté d’Olivier Rolin : « Le long du rivage s’étend à présent, sur des kilomètres, un paysage dévasté, sinistre et magnifique.  ». De nombreuses pages témoignent de son attirance pour ces figures sensibles de la faillite que sont les ruines modernes et les zones urbaines en déshérence : sa conception de la beauté ne va pas sans une once de désastre – en quoi il manifeste, dans le sillage de Baudelaire, le goût moderne.

L’AMÉRIQUE LATINE est l’autre tropisme géographique de l’écrivain. Si, comme le firent jadis les surréalistes, un chercheur facétieux s’avisait de dresser une mappemonde sur laquelle chaque pays occuperait une surface proportionnelle à sa place dans l’œuvre d’Olivier Rolin (l’idée n’est pas aussi incongrue qu’il y paraît ; l’homme a la passion des cartes et a consacré plusieurs textes à la cartographie  – sans parler de L’invention du monde, où c’est le globe terrestre lui-même, « cette grosse boule historiée, bruissante de contes, blasonnée de tableaux pittoresque…  », qu’il fait tourner fiévreusement sous nos yeux), au-delà du monde curieux qu’elle donnerait à voir, ce planisphère sentimental condenserait éloquemment son univers. L’essentiel des terres y serait rassemblée sur deux continents : l’immense espace de la Russie et de la Sibérie et, aux antipodes, l’Amérique latine, dont Olivier Rolin a parcouru à peu près toutes les parties, du Mexique (Veracruz) à la Terre de feu (Un Chasseur de lions). Étrangement, son amour pour la langue espagnole, très sensible dans son œuvre, ne l’a pas porté vers l’Espagne, autre pays de tragédie, mais vers ce continent excessif qui, plus qu’un lieu d’Histoire (qu’il est aussi), semble être pour lui la terre des passions.

L’AMOUR PERDU. Tout lecteur d’Olivier Rolin aura été frappé par l’insistance d’un thème pourtant traité le plus souvent avec une grande retenue : la perte de la femme aimée. Celle-ci prend des traits assez divers selon les ouvrages. Elle joue un rôle important dans les deux romans jumeaux que sont Port-Soudan et Méroé, mais elle apparaît également, de façon plus allusive, dans beaucoup d’autres – et récemment encore dans Veracruz. La grande discrétion de l’auteur (« Je ne vois rien à ajouter qui ne soit futile ou indiscret », écrit-il en conclusion d’une brève autobiographie ) ne permet pas d’en préciser la charge intime. Peu importe, d’ailleurs. Avec Olivier Rolin, on est à cent lieues des déballages intempestifs à quoi se livrent certain(e)s tenant(e)s de l’autofiction – ce qu’on a nommé ainsi à tort, la fiction en étant le plus souvent absente et, avec elle, la liberté d’invention (et même de pensée) qui est l’un des sels les plus piquants de la Littérature. Notons seulement que cette nostalgie secrète vient s’ajouter à la mélancolie historique d’Olivier Rolin, contribuant à donner à ses pages leur tonalité si particulière.

LE NARRATEUR. De même qu’ils sont situés, tous les livres d’Olivier Rolin sont incarnés – écrits à la première personne : « …l’écriture est le moyeu d’un monde insaisissable. C’est pourquoi je m’autorise à dire je, l’étant finalement si peu  » (si la voix qu’on entend dans Tigre en papier se dissimule sous un tu, ce tu équivaut manifestement à un je). Ce narrateur présente la plupart des traits de l’auteur, y compris dans un ouvrage proche du modèle standard du roman comme Méroé, (ainsi, entre autres, de certaines confidences de l’écrivain sur son adolescence), sans pourtant s’y ajuster totalement, même quand la matière est autobiographique. Qu’on pense à Tigre en papier, dans lequel l’expérience vécue au sein de la Gauche prolétarienne, qui constitue le substrat du roman, est retravaillée, raffinée, complexifiée et mise en perspective jusqu’à lui donner une portée autre que celle qu’elle avait dans le temps de l’action. Au-delà des données biographiques, somme toute contingentes, un trait d’écriture rapproche plus fondamentalement le narrateur de l’auteur – pour autant que je puisse l’appréhender. La retenue évoquée plus haut à propos de l’amour perdu se manifeste à d’autres occasions par une allure bien particulière dans l’expression de la pensée et des sentiments. Les émotions trop intimes, les idées qui pourraient sembler définitives sont souvent aussitôt révoquées en doute, dépréciées ou contrariées par une incise, une boutade (l’autodérision est l’un des principaux ressorts de cette figure) ou un commentaire en bas de page , comme si l’écrivain craignait de se duper lui-même – mais le premier mouvement reste écrit sur la page. Dans ces hésitations, ces réserves, voire cette désinvolture, il est loisible de lire, pour ce qui concerne les idées, la crainte de retomber dans les travers d’autrefois (les certitudes aveugles, l’absolutisme souverain du politique), souvenir qui nourrit une méfiance vis-à-vis de toute forme de rangement de la pensée – ce qui ne signifie ni désintérêt pour le cours du monde ni désengagement. Cette réticence rejoint, sur un autre versant, une pudeur naturelle (ou est-ce, ici encore, une séquelle de cette période ancienne où « l’individu nous semblait négligeable, et même méprisable  » ?) qui tient l’égo à distance et bride l’expression des sentiments. Il en résulte un ton très personnel qui, mieux qu’un « style », est la signature d’Olivier Rolin. Un exemple entre mille, en ouvrant Circus 2 au hasard : « La beauté est un arc électrique. Nous voilà bien avancés  ».

LA LITTÉRATURE est, avec l’Histoire et la Géographie, le troisième pôle du triangle magique qui structure l’imaginaire d’Olivier Rolin. Comme l’Histoire, pour les mêmes raisons, parce que toutes deux donnent sens et profondeur au monde, la Littérature lui fournit un système constant de références. Il a consacré aux écrivains de nombreux articles et récits, en particulier ceux rassemblés dans Paysages originels (Hemingway, Nabokov, Borges, Michaux, Kawabata). Au-delà des pages qui leur sont consacrées, leur présence, explicite ou secrète, est quasi permanente. Elle va bien au-delà d’un simple jeu d’échos. La culture littéraire d’Olivier Rolin, qui va d’une connaissance intime des Anciens (L’Iliade l’a marqué au point qu’il a pu écrire, à propos de son engagement maoïste : « …tu ne serais pas parti ainsi, absurdement, à l’assaut des casques et des boucliers, si tu n’avais pas lu L’Iliade »), jusqu’aux classiques russes du XXe siècle (Varlam Chalamov, Vassili Grossman) et à la littérature française contemporaine (il fut vingt ans durant conseiller littéraire au Seuil), – sans oublier Tintin ! –, cette culture littéraire vaste et éclectique nourrit tous ses récits, lui prêtant parfois des situations (ainsi de la roue Ferris d’Au-dessous du volcan qu’on retrouve dans plusieurs de ses livres) ou des interprétations, mais aussi, plus fondamentalement, organisant sa perception du monde. La réalité, dans sa complexité, est comme révélée par le fait d’entrer en résonnance avec l’œuvre d’écrivains qu’il admire. De même que l’Histoire, (elle n’est d’ailleurs qu’une des formes de la médiation avec le passé), la Littérature « configure l’expérience  » : elle participe à la perception du monde, à l’entreprise de déchiffrement du réel dans sa diversité, sa versatilité, son ambigüité . Je souligne ce mot, qui me paraît emblématique de la pensée d’Olivier Rolin dans ce domaine ; il signale parfaitement ce qui fait la spécificité des œuvres littéraires au regard d’autres ouvrages de la pensée, en particulier de politique et de philosophie. Les courts essais de Bric et broc consacrés à ce sujet sont au demeurant des monuments de clarté, de souplesse et de pertinence – preuve que la critique littéraire ne perd rien à s’abstraire du jargon.

Le VAGABONDAGE est la forme par excellence d’Olivier Rolin. Même dans ses « petites géographies », même quand le cours du livre est dicté par la circonstance (les étapes du transsibérien par exemple ), il ne se contente jamais de promener un miroir le long de son chemin – ou plutôt, le monde qu’il donne à voir est composé de multiples strates : les manifestations du monde sensible s’enracinent dans un terreau complexe fait d’évènements passés, de savoirs, de réminiscences de lecture, de souvenirs intimes, etc. Il pourrait y avoir une ivresse à errer ainsi parmi les paysages, les époques et les livres ; mais, pour cet éternel voyageur, le voyage n’est « qu’une feinte, une fanfaronnade philosophique  » : malgré sa défiance à l’égard des idéologies, il ne renonce jamais à tenter d’appréhender le monde par la raison. Il distingue d’ailleurs une littérature symptomatique, qui se contente de mettre en scène les signes de l’époque (production qui, écrit-il, tend « à masquer tout le champ du contemporain  »), et une littérature diagnostique, qui manifeste « discernement et jugement ». Il en résulte des récits capricieux, semés de rappels historiques, de réflexions personnelles, d’allusions littéraires, de digressions, « bifurcations, détours, fourvoiement  » qui répondent à une esthétique du discontinu, du montage, à une « logique du fragment et de l’hybridation  » caractéristique de la sensibilité contemporaine.

L’INVENTION. Olivier Rolin n’aime pas se répéter. La plupart de ses livres sont l’occasion d’expérimenter une manière ou une forme nouvelle. Bien peu où il n’y ait une ruse dans la démarche, une invention dans la construction, une trouvaille dans le style. Il y a parfois chez lui quelque chose de perécien – il a d’ailleurs conçu Suite à l’hôtel Crystal sur une idée de l’auteur d’Espèces d’espaces : décrire les chambres d’hôtel qui l’ont hébergé ; ce qu’il ne s’est pas contenté de faire, insérant ces représentations dans un dispositif de récits emboîtés : tout d’abord les histoires abritées ou suscitées par les lieux, qui entretiennent entre elles des jeux d’échos ; ensuite les commentaires du narrateur dans des notes en bas de page ; enfin l’aventure du manuscrit, révélée par les notes de « l’éditeur » supposé. Les deux derniers ouvrages d’Olivier Rolin témoignent à nouveau de la grande mobilité de son écriture. Veracruz est un roman hybride où l’aventure du narrateur (la disparition soudaine d’une femme aimée) est suivie par les monologues de quatre personnages dont les liens avec l’héroïne restent incertains et qui semblent composer une histoire tout autre, diptyque conclu par des chapitres qui mettent l’ensemble en perspective et en questionnent le sens : une construction qui se refuse à la complétude, en une sorte de « rébellion contre l’harmonie  », selon le mot d’Adorno. Quant à À y regarder de près, il s’agit d’un recueil de minutalia, descriptions d’objets ou minimes créatures (galet, asperge, huitre, etc.), dans le sillage du Parti pris des choses de Ponge, mais d’une visée et d’une facture sensiblement différentes. Ces portraits, à la fois exacts et fantasques, qui mettent en jeu toutes les ressources du langage et foisonnent par analogie, sont aussi une lutte avec les mots : « On ne voit vraiment que lorsqu’on a trouvé les mots  ». Citation qui me fournit une belle conclusion à cette présentation.

Qu’on me pardonne le caractère sommaire de ces notes (il aurait aussi fallu parler de sa conception du style : « une agitation, une vive circulation d’un milieu, d’un état de langue à un autre  » ; de son ironie presque constante, protéiforme, qui ne dédaigne pas à l’occasion d’aller jusqu’à la bouffonnerie ; de la richesse de sa langue) qui ont pour seule ambition de donner aux lecteurs d’Europe qui en auraient une vision partielle quelques clefs pour appréhender l’œuvre d’Olivier Rolin, et à ceux qui ne la connaîtraient pas, l’envie de la découvrir.

Gérard Cartier - juin 2017


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