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Cabinet de société (Henry, 2011)

Pedro Gonsalvus

(Marguerite de Navarre)

Puisque nous sommes prisonniers de cet orage qui a emporté les ponts et submergé les routes, je vous mets au défi de poursuivre ce qu’une autre s’était proposé autrefois dans les mêmes circonstances : terminons ce que la mort l’a empêchée de mener à bien et égalons ainsi, elle et nous, le maître des contes. Toi, je t’en dispense. Ces divertissements t’ennuient, tu nous le ferais payer par le récit d’une de ces cruautés du temps que tu affectionnes. Tu tiendras la plume. Puisque l’idée m’en revient, il est juste que je débute. Prends soin de bien noter les noms et les lieux. Ils sont étrangers, mais tout est vrai : les faits que vous entendrez, jusqu’aux plus extraordinaires, peuvent être datés et vérifiés. Je vous enjoins de faire de même. Il est trop commode, comme le font d’ordinaire les littérateurs, de s’abandonner à sa fantaisie. Mais puisqu’il s’agit de l’amour et du cœur humain, nous devons faire œuvre de vérité. Notre sujet est assez vaste pour les vingt-huit récits qui complèteront le livre. Je serai brève. Il faut atteindre le nombre, et j’ai l’espoir de reprendre bientôt la route. Mon mari me manque, je n’aime pas l’abandonner longtemps. Et pour faire agréablement passer le temps, les contes doivent n’être que d’un instant.

Pedro Gonsalvus avait la face velue comme un singe. Non le menton et les joues seulement, mais le front, le nez et les pommettes, recouverts d’un long pelage roux, et tout le corps. Les anciens prétendaient que la beauté ne réside pas dans les formes corporelles, mais dans les pensées et dans les actions. Et qu’il n’y a pas de beauté sans mélange. Mais avoir commerce jour et nuit avec la laideur ! Car il eut une femme, dont il jouit tout son saoul, une belle hollandaise à la peau de lait, à qui il fit don de deux enfants à son image, une chevêche et un lionceau. Essayez de vous mettre à la place de cette femme : un pas lourd dans la nuit réveille le parquet du couloir, elle voit sous sa porte vaciller la lueur d’une bougie, le battant glisse lentement sur ses gonds. Elle s’enroule en vain dans les draps, elle ferme les yeux pour échapper au monstre, elle sent son haleine, son baiser enseveli sous la fourrure. Elle tressaille et dit en elle : mon Dieu, si je ne gémis pas, donne-moi ton indulgence.

La dame eut un amant, qu’elle recevait les nuits de maigre. Ces soirs-là, son mari était en service à la cour du Gouverneur qui donnait réception à l’un ou l’autre des ambassadeurs en poste aux Pays-Bas. Le gibbon y paraissait comme conseiller, il lui était interdit de parler, sinon tout bas à l’oreille de son maître. Son allure et ses manières frappaient l’imagination des députés de ces peuples étrangers et leur faisaient concevoir que le Duc de Parme possédait par lui des pouvoirs occultes qu’il fallait ménager. Afin de ne pas éclipser Madama Marguerite, qui entrait alors dans ses soixante ans, les femmes étaient exclues de ces cérémonies – si nous pouvions en faire de même ! Les échanges diplomatiques se poursuivaient par un concert et des joutes littéraires qui se prolongeaient jusque très tard dans la nuit.

Vers minuit, l’amant frappait à la porte du couloir donnant sur le jardin, trois coups pressés suivis de deux après un intervalle. Elle avait depuis longtemps chassé sa servante. Elle ouvrait le loquet précipitamment, ayant soin que la nuit fût parfaite, les volets tirés, les chandelles éteintes et tous les flambeaux jusqu’au fond des antichambres. Elle ne sentait d’abord que son parfum, puis ses lèvres effleuraient les siennes, et ses bras robustes l’emportaient. À peine se souvenait-elle d’autre chose que d’un corps souple entre ses bras, et de la voix qui murmurait son nom à son oreille, douce comme un cédrat. Elle l’appelait Sol-di-nott’ : Soleil-de-nuit. Un bal masqué avait fourni l’occasion de leur rencontre. Il avait fait son déguisement d’une grande étoile, des flammes d’or dévoraient son visage, à peine si l’on y devinait deux yeux sombres perçant la fournaise. Il avait peu parlé, de pays étrangers et de l’amour qui déchire – mais avec tant de profondeur, et il avait un instant tenu si tendrement sa main, qu’elle avait conçu pour lui l’un de ces attachements immédiats que la raison ne sait pas dominer.

Après beaucoup de refus, d’hésitations, à quoi il avait fait face bravement, elle avait consenti à un entretien au fond du jardin d’une amie, cachés l’un de l’autre par une haie afin de ne pas éveiller les soupçons. Des mains effleurées, des baisers plus tard à travers les feuillages, des étreintes en secret dans l’obscurité d’une ruelle de Namur, jusqu’à cette première nuit où, après trois mois, tremblante et coupable, elle avait tiré pour lui le loquet. D’autres nuits avaient suivi, ils avaient maintenant leurs habitudes. Ils se jetaient en riant tout vêtus sur le lit, lui gardant son épée au côté, elle habillée par jeu d’une robe de batiste ou d’une camisole. Il avait voulu ajouter à leurs plaisirs en lui rappelant celui qui, au même instant, arborait au milieu des nobles son visage de fable. Mais elle s’y était refusée obstinément, le repoussant au contraire, lui mordant l’oreille et lui griffant le cou. Il avait renoncé, se contentant parfois d’une obscure allusion qu’elle devinait aussitôt. Ne me tourmentez pas, je suis plus que lui dénaturée…

Le dénaturé ne devinait rien. Plus que jamais il lui faisait horreur quand, les pieds pesants, une flamme tremblante à la main, il parcourait la nuit le couloir de sa chambre. Elle fermait plus fort les yeux, et pour feindre d’être à lui s’essayait à penser à l’amant. Mais de son plaisir à ce monstre, quelle distance ! Son odeur lui répugnait, son corps hirsute la glaçait, la langue épaisse qui forçait ses lèvres lui donnait la nausée.

Une nuit, l’amant annonça qu’il devrait s’absenter quelques semaines pour participer aux États-Généraux. Elle se vit avec effroi demeurer seule en compagnie du mari et des deux petits faunes. Mais quelques jours plus tard, Gonsalvus l’avertit à son tour qu’il quittait Namur pour suivre le Gouverneur dans ses affaires. Elle resta seule, espérant des lettres, qui vinrent empressées de l’amant, et plus paresseusement du mari. Les États-Généraux duraient. Les parties réunies pour l’Assomption avaient repoussé jusqu’à Toussaint la date d’une entente. Elle regardait les forêts sur les collines frémir sous le vent, rougir, se mordorer, ce ne fut plus enfin qu’un champ de squelettes comme on en voit sur les estrades des universités. Un soir, peu avant Toussaint, assaillie par le chagrin, elle s’introduisit dans la chambre de son époux, voulant revoir le tableau qui y était pendu, qui reproduisait la bataille de Harleem où son père avait été tué. Vainqueurs et vaincus, la veille du jour des morts, en célébraient encore le souvenir.

Les coffres avaient été retirés, emportés avec leur cargaison d’habits et de livres, et la pièce ainsi dégarnie lui sembla plus étrange que jamais, ses fenêtres voilées de tulle noir et ses murs presque nus d’où miroirs et portraits étaient depuis longtemps bannis. Elle aperçut pourtant, sur un guéridon, un coffret de cèdre qu’elle n’avait jamais vu, que d’ordinaire, peut-être, dissimulait une grande Bible couchée sur un lutrin. Qu’auriez-vous fait ? Je parle aux femmes, je crois qu’un homme ne l’aurait pas même remarqué. Il était fermé d’une serrure à clé discrète, mais très forte. Elle souleva les rideaux et les tapis, retourna le matelas, sonda les rainures du parquet, en vain ; sans doute avait-il emporté la clé. Qu’importe. Elle se sentit terriblement lasse. Sa vie se dressait devant elle, nue et ingrate, une chambre mortuaire – n’était, près du chevet, le petit fauteuil qu’affectionnait Antonietta. Elle venait s’y pelotonner le soir, tenant dans ses bras la chouette apprivoisée qu’on lui avait donnée pour ses dix ans, et elle écoutait dévotement son père lui raconter ses histoires des vieux temps de Ténériffe, où il était né. La honte et la pitié la submergèrent, elle repoussa violemment du pied le petit siège, qui bascula en répandant ses coussins. Une clé tinta sur le parquet.

Le coffret avait deux tiroirs intérieurs. Dans le premier était un flacon d’un parfum qu’elle reconnut aussitôt : elle ferma les yeux et se sentit transportée dans les nuits de maigre. Elle crut à une cruauté de son imagination, que l’absence avait exaltée au-delà de toute mesure, et elle ouvrit avec terreur le second tiroir. Il y avait là, soigneusement déployé sur un rectangle de satin, un grand masque de peau que le bois éternel préservait du temps. Elle se jeta sur le lit en sanglotant. Vous qui vous moquez des attachements conjugaux, qui vous composez le visage et la voix pour tromper celle qui a fait vœu de vous accompagner toujours, puissiez-vous devenir aussi laids que Pedro Gonsalvus et connaître alors les tourments de l’amour !



                                      in Cabinet de Société (Henry, 2011)
Version initiale in
Ecrit(s) du Nord n° 17-18 (déc. 2010)


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