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Cabinet de société (Henry, 2011)

L'Antigone de Racine

(Jean Racine)

Entre 1676 et 1678 Racine ne publie rien. On ne connaît rien de lui, pas une note pour servir à l’histoire, pas une lettre pour plaindre la maladie d’une sœur ou courtiser un grand, pas un billet suppliant qu’on lui pardonne ses fautes contre la langue – ou celles d’une autre nature, qui parfois lui échappent. Rien, jusqu’à ce maigre discours de réception de l’abbé Colbert à l’Académie : Il m’est sans doute très honorable de me voir à la tête de cette célèbre Compagnie… C’est l’automne de l’augustinisme, un automne éclatant. Les Petites Écoles sont fermées depuis plus de quinze ans. Leurs aimables pensionnaires, dont on entendait chaque matin les voix claires égrener logique et grammaire, les pupilles qui cueillaient le soir les pommes sur les palmettes et jetaient des miettes aux carpes de l’étang, se sont dispersées dans le monde. Mère Angélique de Saint-Jean a remplacé Mère Angélique, par la fenêtre entrebâillée elle voit l’allée vide où les jeunes filles s’éloignaient à pas mesurés au bras de leurs tuteurs, droites sous les tiges de leurs corsets. Il y avait dans l’air une telle douceur. Désormais, il ne faut se prêter à rien et ne plus sourire qu’au passé.

Racine en a fini avec son Phèdre, à présent il ne sait ce qu’il veut. Lui revient en mémoire une conversation avec l’aîné des Arnault, peu avant sa mort. Pourquoi, en effet, pourquoi s’attacher à des passions privées, même tant chargées d’humeurs qu’elles vous jettent pantelants hors de vous, quand il y a cette grande ambition dans le siècle ? Il revoit la table grise où n’était qu’un crucifix, et dans les rayons, parmi les in-octavos hollandais, les Bibles romaines et les Discours au peuple genevois, un petit portrait de jeune fille : sévère, le front buté, les lèvres plissées, qui sourit peut-être, et ce n’est peut-être qu’une illusion. Elle porte une robe serrée jusqu’au menton, comme la mode en a passé, ses seins gonflent à peine le lourd tissu, on les devine châtiés d’une bande de drap étroitement nouée.

Le Roi est à son apogée. C’est ce que dit tout haut la foule, et dans les promenades du bois ses détracteurs. Peut-il exiger plus ? Ses évêques ont repris la maison de Paris, interdit la libre communion, et malgré la paix qu’il leur a concédée, ses vicaires surveillent les religieuses que cinq ans d’enfermement n’ont pas pu réduire. Et chaque jour parvient la nouvelle de quelque traîtrise. Pour se distraire de cette épreuve, Racine entreprend une lettre : « Ma très chère sœur, depuis que vous avez épousé Monsieur Rivière votre image ne m’a pas quitté, et je songe... ». Il la réconforte, lui promet de l’argent, puis lui décrit les gens et les faits, non ceux du jour, mais la sombre idée qu’il faut maintenant se faire de notre monde. « Quant aux intrigues sur le sujet que vous savez... ». Et puis non. Il froisse le papier et le jette à ses pieds.

Il sort de son tiroir une liasse d’ébauches : des notes sur le théâtre, les fragments d’une tragédie abandonnée, quelques vers épars sur le désert des Champs. Il lui faut quelque chose de plus éclatant, qui signifie sans formuler et ébranle secrètement ceux qui l’entendront. Que lui dit le vieux Sophocle ? Il glisse son coupe-papier dans le volume qu’il tient toujours près de lui. La lame soulève les pages, c’est l’Œdipe Roi : Car chacun l’a pu voir lorsque la vierge ailée… Il y pense un instant. Ce destin accablant, légué de génération en génération, sans ménager aucune espérance... Il soupèse entre ses doigts la lame puis la glisse à nouveau dans les pages. C’est l’Antigone. Il revoit le portrait d’Angélique. Pourquoi se souvenir de cette jeune fille figée dans ses sangles sous les vernis sombres ? Elle le regarde : ses yeux sont profonds, très doux, mais fixes. Leur douceur est un reproche, leur volonté une règle qui vous redresse.

Oui, il a cédé à des frivolités, le désir de la gloire, dont n’a pas su le prémunir l’enseignement des Solitaires, et l’amour des femmes, plus éphémère encore, aussitôt évanoui que s’est échappé le peu de liqueur fermentant dans le corps. Non que la pensée en soit grossière, c’est de ces passions qui savent parfois vous arracher à vous-même, mais atteignant l’âge où l’on voit la poudre recouvrir les visages et l’indifférence ternir les ambitions, n’est-il pas temps de soumettre sa vie à une plus stricte règle ? Il referme le livre. Des contes des anciens maîtres, en reste-t-il tant à quoi se mesurer ? Ne s’y est-il pas, autrefois, maladroitement dérobé ? Il tire à lui une large main de papier et ouvre l’encrier. Il ne reste que quelques gouttes au fond du verre, une nacre qui luit, qu’il ramasse du bec de la plume, et il trace en haut de sa feuille en grands caractères : Antigone.

Il connaît ce frémissement qui le rend sourd au monde. Des rimes lui viennent, détachées de toute substance, des vers ôtés à d’anciennes tragédies, qu’il ne s’est pas consolé d’avoir rejetées, des images : sur une éminence, au milieu de jardins en étages, une ville aux murailles massives sur quoi flotte le fronton d’un palais ; au loin, dans l’échancrure des collines, un V de mer qui étincelle dans le grand été ; et dans la campagne thébaine assoupie, un monument vouté aux portes condamnées, tombeau de pierres sèches sans épitaphe et sans nom. Il y aura là un vieil olivier, des buissons d’épines et des chardons en fleurs, peu, car le trait doit être sec. Il y aura surtout la grande lumière qui aveugle et fait tituber, qui tombe dans le caveau par un oculus, une flèche vibrante sous quoi gémit une jeune fille au visage obstiné.

Il a travaillé tout le jour. Le soir la servante a frappé doucement à sa porte, et n’entendant pas de réponse elle a entrebâillé. Elle l’a vu agité comme un convulsionnaire, maltraitant sa feuille, tapant du talon le pied de son fauteuil, elle a vite refermé. Elle a retiré le rôti du fourneau et rangé le sel. Chaque fois c’est un étonnement, qui la bouleverse, et une joie profonde. Elle exhume l’almanach de la commode et trace un signe à la date du jour. Peut-être se trompe-t-elle un peu dans les chiffres, elle peine parfois à se souvenir de chacun, mais enfin c’est là. Les heures sonnent, elle monte sans bruit de temps à autre et veille un instant derrière la porte. C’est le silence, ou un murmure indistinct, comme de quelqu’un qui ferait sa prière à voix haute en mâchant du pain.

Elle n’a bien garde d’enfreindre la consigne, le bruit pourtant s’en répand. On veut savoir. Racine élude et ne dit rien. On suppute : un Philoctète ? un Œdipe Roi ? Si, brandissant son Sophocle, quelqu’un ose : Antigone ! ses compagnons haussent brusquement les épaules. Même au Grand Arnault il ne dit rien, même à son confesseur. Car cette fois-ci, ce n’est pas rien. Si quelque malveillant s’avisait d’en faire des fables à la Cour avant qu’il ait su en venir à bout ? Le matin, se retirant pour écrire, il ferme maintenant sa porte au verrou. Chaque soir, il cache ses feuilles sous une latte du plancher, tire au-dessus un pied de la table et livre au feu ses brouillons. Et il fait garder la nuit les portes de service.

On rapporte au Roi cette manie. Je ne savais pas qu’il fût autrefois si méfiant, qu’on se renseigne, qu’on questionne ses valets. Des argousins se déguisent en libraires, en marchands ambulants. Rien ne transpire. Sa vieille servante ne dit rien et son confesseur se refuse à parler – on ne l’enverra pas finir au secret pour l’orgueil déplacé d’un littérateur. Une nuit que Racine s’est absenté pour la campagne on envoie un voleur. Il pénètre dans le cabinet, fouille les tiroirs et déplace les livres, il soulève les tapis : rien, des brouillons de lettres, des comptes inachevés, de la poussière. Il s’assied à la table et se prend à rêver. S’il lui fallait écrire il aurait tant à dire, des humbles comme des grands, il se ferait un nom qui l’enverrait aux galères. Il se cale complaisamment dans le fauteuil, son pied racle sous la table, une boule de papier chiffonnée roule sur le plancher. C’est une demi-page griffonnée dans une langue étrange, sauvagement raturée, qu’il glisse dans sa poche.

Le Roi l’agite sous les yeux de Monsieur d’Aligre. Antigone ! Peu m’importe que la langue en soit belle, Monsieur le Chancelier ! Il ne l’écrira pas, vous m’en répondrez. D’Aligre recule, l’assistance fait mine de se mêler d’autre chose. Le chancelier ordonne qu’on lui amène Racine. Le poète semble surpris, il penche un peu la joue sur l’épaule, comme s’il voulait séduire, et ne dit rien d’autre que : Je suis votre serviteur. On le surveille, on sait qu’il travaille – à cela ou à autre chose ? Un jour, un serviteur soudoyé le surprend à dire, dans sa campagne, des vers détachés dont le sens est transparent. Le Roi le convoque urgemment. Monsieur, vous avez mon estime. Mais c’est assez, je ne veux pas de cette histoire. Vous ferez la mienne et vous atteindrez à l’immortalité. Au revoir Monsieur.

Racine y pense longuement. Son poème vient mal : deux scènes du premier acte, tout le troisième, dont il n’est pas trop content, et rien de la suite, si ce n’est la scène finale par quoi il a commencé, le récit des dernières heures d’Antigone, que sa nourrice rapporte au Roi. La vieille femme est restée des jours assise dans la poussière, l’oreille collée à la pierre du tombeau, écoutant la voix légère qui filtrait par instants, plus faible d’heure en heure. À présent elle se livre à la douleur, tout vient dans un sanglot, la terre aveugle et l’innocence persécutée, les mots affluent en désordre et la déchirent, et pleurant Antigone font obscurément de sa mort un procès. Pour ces vers, il se sent capable d’affronter le Roi et tout l’aréopage. Mais arrivera-t-il jusque là ? Il feuillette les pages. Il est si loin de sa fin, tant d’intrigues encore à débrouiller, tant de péripéties dont il se soucie peu. Il referme brusquement la chemise. C’est le soir, une lumière dorée entre par la fenêtre ouverte, un grand ciel éperdu s’évapore sur les toits. L’air est si doux encore, il se sent soudain terriblement las.

Quelques jours plus tard, on délivre en secret au Grand Arnault une mince enveloppe de carton accompagnée d’une lettre scellée à la cire. Il reconnaît l’écriture, déchire lentement les cachets, lit les quelques mots de l’adresse : une invocation à leur foi commune, une recommandation et des vœux, presque rien, ni justification ni regret. Dans la boiserie est un placard secret, il y glisse l’enveloppe sans l’ouvrir, referme le panneau et, sur son habit, essuie ses doigts où sont restés quelques débris de cire. Il songe à sa nièce qui perpétue aux Champs la doctrine de la grâce, se tourne vers la planche de la bibliothèque où est maintenant son portrait, et il la contemple longuement sans la voir.



                                      in Cabinet de Société (Henry, 2011)
Version initiale in
NRF n°582 (juin 2007)


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