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L'adieu à Gagarine

(in Le voyage de Gagarine, fév. 2020)
 

Au cours d'un tour de France erratique en vue de composer un recueil de poèmes documentaires sur notre pays (Le Voyage intérieur), j'ai visité en septembre 2019 la montée de l'un des immeubles de la cité Gagarine, à Ivry-sur-Seine, investie par un collectif d'artistes avant la transformation de ce grand ensemble en « éco-quartier ».

Y étaient évoqués, de façon parfois réaliste, souvent plus allusivement, la vie quotidienne et les rêves des habitants de ce quartier populaire de l'ex-banlieue rouge. La visite était à la fois émouvante et impressionnante, car s'y manifestait l'écart de notre société, qu'un individualisme presque généralisé domine, avec celle dans laquelle nous (la génération née après-guerre) avons grandi et appris à penser, nourrie de valeurs collectives et d'espérances qui n'ont plus guère cours. Cet immeuble promis à la destruction en était une métaphore éloquente.

J'en ai composé un poème, simple saisie par brefs éclats des documents et des interventions plastiques qui ont un instant habité les appartements abandonnés  – et aussi, par leur truchement, des êtres qui y ont vécu:

6.    MIRAGES. adieu aux enfants de Tout l’univers. à ceux de World of Warcraft. aux apprentis rageurs. aux amants dans les caves. aux vendeurs de L’Huma au porte-à-porte. aux amies du CocciMarket. aux camarades de bistrot à l’angle de Saint-Just et de Spinoza. aux vieilles dérangées sous leurs dentelles.

J'ai eu la joie de voir ce texte repris dans le très beau livre qui garde la trace de cette aventure, chaque partie du poème introduisant à l'un des sept étages de la montée. Étrange sentiment de vérifier que notre travail solitaire et secret avec les mots peut parfois incarner un peu de la réalité…

Photo P. Dubois


L’adieu à Gagarine (Ivry-sur-Seine)


1.    TERRE. plancher nu, toiles piquetées aux fenêtres. ces étoiles pâles dans la nuit, ces constellations inconnues. des images se forment. disparaissent. un visage noir dans le noir. une voix saccadée. cette langue perdue dans le grésillement des mondes. voyage intérieur.

2.    CHEMINS. ce que les yeux ne voyaient pas. Assistan en turban et boubou carmin. Yvette et ses trésors : éventails, chevaux brodés, jouets d’enfant, photo d’ancêtre. l’anonyme amoureuse de Marlon Brando. et des enfants, des enfants dansant dans les couloirs. philosophant. images volées. et un morceau de brique en mémoire.

3.    TRACES. tout doit disparaître. après l’arbre de Youri Gagarine, arraché par la tempête, la cité ouvrière. table rase. abattue avec ce qui restait de nous. mélancolie. un nom désuet et des plans au cyanure. qui se souviendra, dans l’écoquartier ? adieu aux mots plus grands que nous. à L’Affiche rouge. au matérialismistorique. de notre siècle, qui s’en souviendra ?

4.    FIGURES. gravats. graffitis. torsades électriques. dépôts de feuilles mortes. porte ouverte : une chaise renversée et des livres plâtreux. mais les chagrins, les espoirs, qui les saura ? la maison, dit l’enfant, protège le rêveur. et la nostalgie des étoiles. Youri Gagarine !

5.    FANTÔMES. des pas dans la poussière. des ombres figées sur les murs. soudaine déflagration. plus un pigeon aux fenêtres, plus une voix dans Gagarine. où est la cité sensible ? où êtes-vous ? partis à la sauvette pour ne pas déranger. la clef autour du cou.

6.    MIRAGES. adieu aux enfants de Tout l’univers. à ceux de World of Warcraft. aux apprentis rageurs. aux amants dans les caves. aux vendeurs de L’Huma au porte-à-porte. aux amies du CocciMarket. aux camarades de bistrot à l’angle de Saint-Just et de Spinoza. aux vieilles dérangées sous leurs dentelles.

7.    CIEL. plus rien. vide.


(48°48'43,5"N - 2°23'33"E)



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