Journal de l'Oie
8
mars 2012. Vertige. Si l’idée allait se tarir avant de prendre
forme ?
Plutôt qu’une machine parfaite mais mensongère, une
chronique vagabonde
– le
métier, la collection, et le terrible passé qui
m’obsède. Une gerbe de
récits
noués par un lien léger : le fil des jours. Faire
confiance au hasard. L’OIE SAUVAGE ?
9 mars 2012. Turin, la ville aux trois visages : la capitale de
Victor-Emmanuel, la cité métaphysique de Chirico, la
sombre mégapole de
la FIAT. Lui donner
un centre secret. Parmi tant de lieux propices qu’elle ne
dévoile
qu’aux
flâneurs, aucun plus prompt à animer l’esprit que la serre
de la
Galerie
Subalpine, qui conduit de l’angle des portiques de Piazza Castello
à
la petite
place pavée où se dresse la statue équestre de
Charles-Albert – là même
où un
soir d’hiver, posant sa joue sur celle d’une jument ignoblement
fouettée,
mêlant ses larmes à celles de la bête, Nietzsche a
perdu la raison.
Tout
pourrait commencer là. Au cinéma Romano.
Ou dans le cénotaphe de la Confetteria
Baratti & Milano p. t. E. Ou dans la librairie du juif.
11 mars 2012. L’esprit travaille à la dérobée. Il
s’applique à des
images
disparates, surgies à l'improviste. La librairie. Les
désordres du
Val de
Suse. Les vicissitudes de la guerre. Ai-je déjà sans le savoir la clef
de ce rébus ? À quelle fin
nécessaire me mènera le livre, comme le paradis au bout
du jeu de l’oie, sans que je la soupçonne encore ?
18 mars 2012. Ne pas se refuser. Dire je.
19 mars 2012. La Maddalena. Tempête de neige tardive. Dans le
vallon du Clarea, les cerfs ont déchiré les
écorces. Des ruisseaux courent. Narcisses et
primevères pointent le long des vieux moulins. Les
premières hirondelles cimentent leurs nids sous le viaduc. Deux
mondes
se côtoient sans se mêler. Au-dessus des vignes
bouclées, les rochers
mesurent le temps. L’un d’eux proclame : NO TAV.
24 mars 2012. Me voilà atteint de bilocation, comme Padre Pio,
mais au
lieu du
Saint-Esprit, c’est Google Earth
qui
m’enlève à ma cellule. Aujourd’hui, visite express de
Turin. J’en ai
tiré un
plan des lieux qui me touchent. Cela tient sur un quart de feuille.
31 mars 2012. « La Sybille de Sienne était gardienne et
interprète du
savoir sur le
passé aussi bien que sur l’avenir. « L’historien
est un prophète tourné vers l’arrière »
(Walter Benjamin).
15 avril 2012. J’ai commencé hier à écrire, avec
un peu de cérémonie, au stylo à plume d’or sur une
feuille pliée en quatre, comme je le fais depuis que je
travaille à Turin, la couvrant jusqu’aux deux bords de la fine
écriture serrée de celui qui craint, s’il reprend
souffle, de laisser l’idée s’échapper. La graphie est
mauvaise, la plume a accroché le papier, ici et là
l’encre a bavé, et ce matin, recopiant les pages sur
l’ordinateur, j’ai eu du mal à me relire. Le titre posé
en haut, entre parenthèses, tout le chapitre était venu
d’un coup, avec une étonnante facilité. Mais c’est bien
désordonné ; trop peut-être ; il faudra y mettre de
la suite – sans excès : c’est l’auteur qui parle, cela autorise
un peu de folie.
[...]
3 juil. 2012. Perfidie des romanciers. Ils valent tous plus ou
moins le docteur Frankenstein. D’un amour de jeunesse, d'une déesse de
peinture, d’un œil miellé pris à l'une, d’un chignon
romain à une autre, ils composent une héroïne plus véritable
qu’aucune de celles qui les ont inspirée. Jusqu’à
eux-mêmes, écrivant je,
qu'ils adultèrent et métamorphosent : ne te laisse pas connaître…
Il y a tant de curieux, et si habiles ; qu’un mot anodin vous
échappe, vous êtes pénétrés. Vos secrets
les mieux cachés, les voilà sus de tous... Non les êtres seulement,
mais les lieux et les temps, en dépit de l’Histoire et de la
géographie. À greffer le faux Le Roux sur Livia et les maquis du
Vercors sur la TAV, est-ce que je ne fais pas de même : une oie du Dr
Frankenstein ?
[...]
4 nov. 2012. J’avance sans ordre, tout au
plaisir de me dilapider. L’auteur est fantasque, le lecteur raisonnable
: comment ces récits pourraient-ils les réconcilier ? Les
grands livres, ce sont peut-être ceux où chacun
cède assez au désir de l’autre pour que tous deux y
trouvent leur plaisir.
11 nov. 2012. Vu hier au Musée des Beaux-arts de
Chambéry, dans l’exposition consacrée à Laurent
Pécheux (l’un de ces petits maîtres du XVIIIe
que l’on oublie dans les rétrospectives, qui fut pourtant un
peintre délicat et l’inventeur du néo-classicisme), une
toile représentant Minerve voilée, la taille prise dans
une draperie mauve, assise au chevet d’un lit où une jeune femme
nue, allongée dans la pose de la Vénus
d’Urbino, nous regarde
en rêvant, indifférente aux leçons de sa demi-sœur,
effleurant d’une main une couronne de roses et froissant de l’autre un
coin de drap entre ses cuisses, tandis qu’une bande d’amours chasse au
filet des colombes égarées dans les courtines.
Voilà : le lecteur est Minerve, la vierge sage, et l’auteur
cette courtisane abandonnée aux plaisirs de l’instant, et
d’abord à celui de l’imagination, le premier des
péchés.
[...]
Au Manitoba
10 sept. 2015. La perpétuité de la Justice ne
vaut pas celle des pompes funèbres et l’on avait alors scrupule à
châtier les femmes : avec ses 40 morts sur la conscience, elle a
pourtant fini par être libérée. Qu’est-elle alors devenue ? Décédée,
dit l’état-civil, il y a moins de vingt ans, dans les Landes. C’est
bien le diable, enquêtant sur place, si je n’y trouvais pas quelqu’un
qui l’ait connue. Il y aurait peut-être quelques histoires friandes à
exhumer…
[Sans date, feuille volante]. (Droit de suite)
Mireille, la sans-gloire, cachetonnant dans les cabarets, un sourire
biais aux lèvres, vocalisant des enchantements pour les êtres louches
de la nuit, Mireille déchue, prisonnière au milieu des forêts,
réapparaissant tout à coup au tournant de l’été 44, les lèvres
pourpres et les satins pailletés du music-hall troqués contre un
tailleur bourgeois et un fard discret, espionnant dans les cafés,
poursuivant les anciens du maquis jusque dans le lit de leur maîtresse
pour les livrer aux séides d’Oberland, puis siégeant à son côté, le
front ceint d’un turban rouge, âpre et terrible, enveloppée dans les
mystères, Mireille-aux-cent-ruses, interrogeant, confondant,
condamnant, en ange inflexible du Jugement ; et, sa tâche accomplie,
disparaissant sans laisser de trace, sinon au fond des boites bises des
archives, pour la plupart interdites au commun des mortels, quand elles
n’ont pas disparues elles aussi, au point que certains croient encore
aux légendes qu’on colportait après-guerre : qu’elle a assassiné et
sauvagement défiguré une innocente avant de lui passer sa chevalière
au doigt et de la jeter dans l’Isère pour faire croire à sa propre
mort, ou qu’elle a été fusillée à la Libération… En passant de registre
d’écrou en registre d’écrou à partir de celui de Grenoble, on pourrait
descendre le cours de ses années de prison jusqu’à Pau, où elle écrit
au Garde des Sceaux l’incroyable plaidoyer qui témoigne d’une folle
imagination ; la suivre encore de cellule en cellule jusqu’à la levée
d’écrou finale. Puis sonder le Béarn et les Landes, en comptant sur le
hasard – elle aura changé de nom pour fuir son patronyme et aura vécu
cachée avant de réussir à mettre la main sur l’homme providentiel qui
lui donne enfin un masque plausible et que Mireille-sept-épées, ô
ironie, devienne Madame Trouette…
[...]
12 juil. 2016. Reprise d’une des scènes sur
Mireille où l’Histoire est muette. Hier, désespérant de mon invention
et
espérant y voler l’une des images brillantes dont elle est
constellée, j’ai ouvert au hasard la vieille Bible de Maman, mon
seul héritage avec quelques albums de photos des temps de Carrue
et de l’immédiat après-guerre. Je suis tombé sur un passage du Livre des Rois qui raconte que deux
enfants, s’étant
moqué du prophète Élie, celui-ci les maudit : deux
ours sortirent du bois, se jetèrent sur eux et les
déchirèrent avec quarante de leurs
congénères – scène vigoureuse mais hors de propos.
Or, cette nuit, non moins terrible qu’Élie, Mireille est sortie
de la forêt de Lente (mystérieusement transportée
en Chartreuse, cent mètres au-dessus des Granges), retenant par
la laisse un gros chien grondant et me dévisageant sans un mot,
ses cheveux
blonds sagement ramenés derrière l’oreille au peigne à
grosses dents mais les
traits déviés par une rancune muette, telle que la montre l’appel
à témoin des Allobroges : la
honte m’a réveillé. Qui, au
fond de moi, me blâme de l’avoir méconnue et honnie de toutes les
façons ?
[...]
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